GREUZE JEAN-BAPTISTE (1725-1805)
Gestes et expression
Au temps de sa vogue, Greuze plut bien davantage par ses compositions dramatiques que par ses admirables têtes d'expression. De prime abord, il avait perverti sa peinture de prestiges littéraires conformes aux aspirations des classes dominantes. Il a projeté dans l'espace pictural l'organisation scénique des drames bourgeois. Aux conventions symboliques de la peinture de genre, marquées par le rôle allusif des accessoires et des animaux, il ajouta avec brio l'orchestration expressive de la gestualité. L'acmé dramatique est marquée par la conspiration des mimiques ; il inscrit le pathétique dans le conflit des gesticulations : les mains crispées, les yeux roulants, les corps pâmés, tels sont les signes du pathos qui accompagne les malédictions ou l'irruption de la mort. L'enchaînement dramatique de l'ensemble vaut par la justesse des expressions individuelles ; on la trouve encore dans ses figures de jeunes filles qui demeurent en situation par la présence élidée de l'autre, le tentateur ou séducteur, tout proche, en coulisse de la scène dépeinte. L'art que mit Greuze à figurer les mouvements de l'âme répond à un souci contemporain diffus. Le comte de Caylus n'avait-il pas fondé à l'Académie un prix d'expression ? J. C. Lavater ne développe-t-il pas, à partir de 1772, son système physiognomonique appelé à un immense succès, tandis que, en 1785 et 1786, J. J. Engel publie ses Ideen zu einer Mimik.
Une équivoque insidieuse marque cependant tout le système expressif de Greuze. On a tout dit sur l' érotisme larvé de ses figures à demi dévêtues, et sur la fausse ingénuité de ses jeunes filles. Les infortunes de l'innocence supportent un moralisme sophistiqué pour jouisseurs que chatouille le mot de vertu. Mais encore, ses édifiantes scènes domestiques sont grevées de toutes sortes d'ambiguïtés. Ses personnages sont de pure convention. « Il a pris ses acteurs, ni dans la bourgeoisie des grandes villes, ni dans le peuple qui, en général, est sans mœurs et sans caractère » (Sautreau de Marsy) ; « il a représenté des paysans de drame plutôt que les naïfs habitants des villages » (Taillason). Personnages fictifs qui désignent emblématiquement l'absence d'un ordre moral. Si, devant La Mère bien-aimée, Diderot s'écrie : « Cela prêche la population et peint très pathétiquement la bonté et le prix inestimable de la paix domestique », Mme de Genlis ne voit dans cette scène qu'« une fricassée d'enfants ». La Malédiction paternelle (musée du Louvre, Paris) qui est l'envers dialectique du serment, ou encore les scènes de remords exhibent les contraventions à un ordre plus dessiné qu'institué. Plus qu'à peindre la prise de parole du tiers état, les dramaturgies de Greuze projettent sur la toile l'imaginaire fantasmatique d'une société de privilégiés en proie aux égarements de la vertu.
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Écrit par
- Jacques GUILLERME : chargé de recherche au C.N.R.S.
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