CHARDIN JEAN-BAPTISTE SIMÉON (1699-1779)
Chardin peint en dehors du temps, en marge de son temps et des vogues bruyantes. Tout le relief de sa vie exigeante et modeste est celui qu'il sait donner à un fruit, à un verre, à un humble pichet. Peu lui importe de n'être pas le peintre des grands genres ni, en vérité, le successeur d'aucun maître, pourvu qu'en ces pâtes denses et épaisses, qu'il accroche en couches successives sur la toile à gros grain, il confère aux réalités simples de la vie, non pas la vertu d'un récit, d'une description ou d'une allégorie, mais le mystère de la vie silencieuse et secrète des choses dans sa durée illimitée. « On ne peint pas seulement avec des couleurs, on peint avec le sentiment », disait un jour Chardin. Tout est là. Et parler d'une œuvre qui nous est aujourd'hui si familière, si évidente, et pourtant si lointaine en sa perfection, c'est tenter de saisir comment, de la seule couleur, Chardin sut faire naître le sentiment.
De l'apprentissage à l'Académie
On peut dire que d'emblée la vie du peintre fut placée au registre qui devait demeurer le sien et qu'en naissant à Paris, rue de Seine, fils de menuisier, dans un milieu d'artisans habiles et actifs, Chardin trouvait aussitôt le climat de gravité sérieuse, de probité, et jusqu'au décor qui allaient marquer son œuvre et lui assigner ses dimensions.
Son apprentissage : non point l'enseignement officiel que dispensait l'Académie, ni celui d'un maître unique, mais des moments successifs. Chez Pierre-Jacques Cazes, il dessine d'après l'antique ; Noël-Nicolas Coypel, demi-frère d'Antoine, lui révèle la lumière et la densité des choses, si l'on en croit un récit, en l'invitant à peindre un fusil ; J. B. Van Loo, pour l'aider dans ses débuts difficiles, fait appel à lui pour le seconder dans la restauration des fresques de Rosso et de Primatice, au château de Fontainebleau.
On sait aussi qu'une enseigne aujourd'hui disparue, et qu'on eût tant aimé comparer à celle que Watteau venait d'exécuter pour Gersaint, lui fut commandée par un chirurgien barbier, ami de son père.
Mais tout cela ne nous dit rien de l'acheminement intime et secret de Chardin vers la maîtrise et les premiers succès : ceux que lui vaudront, lorsqu'il les exposera place Dauphine, en 1728, à l'occasion de la Fête-Dieu, La Raie et Le Buffet, qui étonneront à ce point les peintres de l'Académie royale, et surtout Largillière, qu'il est sur-le-champ admis et, deux mois après, reçu parmi eux comme peintre « dans le talent des animaux et des fruits », quand toute son ambition se serait sans doute bornée à la vieille Académie Saint-Luc où il avait d'ailleurs été reçu en 1724.
Dès ce moment, Chardin est en pleine possession de ses moyens ; et quoique toute sa vie, il se soit passionné pour les mille secrets techniques de la peinture, sans doute n'ira-t-il jamais plus loin dans l'accomplissement de son métier.
De compagnon devenu maître grâce, à ces deux très belles œuvres qu'on pourrait, au regard de ce qu'il allait peindre, juger aujourd'hui un peu démonstratives, Jean-Baptiste Chardin va maintenant, délivré des problèmes de la couleur, de la matière où il est désormais inimitable, partir à la seule recherche du sentiment, élever au niveau des grands genres (et bien peu le comprendront en son siècle) les humbles thèmes où il va se complaire avec un patient travail, et devenir, d'œuvre en œuvre, très simplement Chardin.
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Écrit par
- Philippe LEVANTAL : peintre, journaliste d'art
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