CARBONNIER JEAN (1908-2003)
L'art juridique est dominé en France depuis le milieu du xxe siècle par la pensée de Jean Carbonnier. Ce dernier a profondément marqué le droit par sa volonté de l'adapter à l'évolution sociale dont il était le spectateur attentif : de sa modestie méthodologique procède son influence. Né à Libourne en 1908, ses études juridiques et l'agrégation des facultés de droit l'ont conduit, entre 1937 et 1955, à être professeur à l'université de Poitiers, dont il fut doyen. De cette époque lui est resté ce titre inséparable de son nom dans les milieux juridiques : « le doyen Carbonnier ». Il devint ensuite professeur à la faculté de droit de Paris, qu'il quitta en 1976. Jean Carbonnier, ayant par principe refusé toutes les formes d'honneur, resta professeur « honoraire » – et non « émérite » – de l'Université, et refusa l'hommage des mélanges que ses amis et ses disciples voulaient lui dédier. Tout au long des trente années de sa retraite, il demeura cependant actif et accessible, publiant des articles, rééditant ses manuels et concevant jusqu'au dernier moment des réformes législatives.
Jean Carbonnier soulignait que le droit n'exprime qu'une partie de la complexité humaine et sociale. Pour lui, l'art du droit, spécialement l'art législatif, doit tout à la fois intégrer cet au-delà de la technique juridique et avoir la vertu de ne pas toucher à ce qui le dépasse. Cet art est celui d'un droit conscient de ses limites, d'un droit modeste laissant venir à lui les évolutions sociales. Bien des raisons expliquent que Jean Carbonnier ait dominé la pensée juridique française : au premier chef, sa maîtrise technique, son savoir encyclopédique, une écriture à la fois précise et élégante, mais aussi une pensée en permanence dans le droit et en dehors du droit, qu'il ne vantait que conscient de ses limites et de sa force relative.
Jean Carbonnier fut un très grand professeur, marquant des générations d'étudiants. À ces derniers, il enseigna principalement le droit civil dont il exigeait que l'on connaisse et respecte la technique mais qui devait n'être compris qu'imprégné des besoins des hommes et du fonctionnement des groupes, – la famille ou la société. Ces conceptions se font jour dans plusieurs manuels ; son Droit civil publié en cinq volumes, – Introduction, Personnes, Famille, Biens, Obligations –, traite, dans cette optique, des matières qui forment le socle des systèmes juridiques ; il en soignait chaque réédition, au nombre de 27 pour la seule Introduction. Les articles qu'il donna à différents ouvrages collectifs se distinguent tous par l'acuité du jugement et la prudence des conclusions. Ainsi, « Le Silence et la gloire » (Recueil Dalloz, 1951) défend la liberté de pensée, « Le Non-Droit » (Archives de philosophie du droit, 1963) souligne avec sagesse les limites du droit, « L'Imagerie des monnaies » (Mélanges Cabrillac, 1968) montre le droit et le symbole mêlés dans la monnaie qui associe magie et pragmatisme.
Pour Jean Carbonnier, le droit n'est pas seulement objet de transmission, de compréhension et d'analyse, il est aussi un moyen d'action sur le monde et un reflet de celui-ci. C'est pourquoi son œuvre sociologique est indissociable de son travail législatif. Il revient, en effet, au doyen Carbonnier d'avoir constitué et conceptualisé la sociologie juridique moderne en France. Il a dirigé pendant de nombreuses années la revue L'Année sociologique et fondé, en 1968, le Laboratoire de sociologie juridique de l'université de Paris-II. Plus encore, chacun de ses écrits exprime un souci de la réalité des relations sociales, voire de l'âme des individus qui sont sujets de droit. On y trouve en filigrane la force de sa foi protestante, qui l'amena à publier[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Marie-Anne FRISON-ROCHE : professeur de droit à l'université de Paris-Dauphine, directeur de l'Institut de droit économique, fiscal et social
Classification
Autres références
-
CIVIL DROIT
- Écrit par Muriel FABRE-MAGNAN
- 9 077 mots
Dans une formule célèbre, le doyen Carbonnier énonçait que la famille, la propriété et le contrat sont les trois « piliers » du droit (Flexible Droit, 1969) : telles sont en effet les matières cruciales du droit civil français. On retrouve à travers elles trois formes essentielles du lien social... -
DROIT - Sociologie
- Écrit par Jacques COMMAILLE
- 3 926 mots
- 4 médias
L'éminent juriste civiliste Jean Carbonnier se situe dans cette tradition. Inspiré par le souci exprimé par Lucien Lévy-Bruhl de créer une science des mœurs face à la morale, il conçoit une sociologie juridique comme une « science objective du droit » face au droit. Sa Sociologie juridique...