LA BRUYÈRE JEAN DE (1645-1696)
L'auteur des Caractères s'inscrit dans cette lignée complexe de moralistes français qui, au xviie siècle, unis dans un même pessimisme, ont rivalisé de mépris pour l'inanité et le caractère hétéroclite du moi. Chrétiens fervents ou libertins, s'il leur est arrivé de célébrer parfois la grandeur de l'homme, ils ont préféré se pencher sur sa « misère » au point qu'à la fin du siècle Bossuet croira légitime de condamner cette fascination vertigineuse de notre néant : « Il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier... » À égale distance d'un Pascal qui « fait servir la métaphysique à la religion » ou d'un La Rochefoucauld qui « a voulu attaquer partout l'amour-propre », La Bruyère et son expérience de l'homme se situent dans une double perspective : l'homme est un fantoche et le jouet de pulsions diverses – sociales ou individuelles – le plus souvent irraisonnées ; mais, quand bien même elle ne se manifesterait pas toujours, une justice existe, qui est la mesure de notre dérèglement.
Pour la postérité, toutefois, parce que nul n'a comme lui dépeint l'allure grotesque et la vilenie de l'individu dans les divers états qui pouvaient être les siens sous le règne du Roi-Soleil – mais aussi sous tous les rois et dans toutes les républiques –, parce que son cœur solitaire s'émeut de pitié devant les victimes et les faibles, La Bruyère, aux côtés de Fénelon, a souvent fait figure de précurseur des grands philanthropes du xviiie siècle. Sur le plan esthétique également, on s'est plu à voir un « étrange discord » entre son temps – qui est celui du goût tout classique de la composition – et la présentation impressionniste, moderne (préfigurant Flaubert, Mérimée, les Goncourt) de ses réflexions.
En fait, La Bruyère a, dans son attitude comme dans ses procédés, la pénétration rageuse mais aussi la pathétique tendresse des Timon d'Athènes : plus qu'à la charnière d'une époque où la conscience européenne est tout entière en crise, il appartient au royaume de Misanthropie ; c'est là ce qui explique pourquoi l'acharnement de son réalisme cruel n'altère pas sa fidélité aux grandes options classiques d'ordre, de décence, de beauté, de noblesse.
Une existence studieuse
Né à Paris, La Bruyère appartient à la vieille bourgeoisie de la Cité, au monde de la procédure et de la finance : ses ancêtres paternels figurent parmi les fondateurs de la Ligue. Après des études de droit, il achète un office de trésorier des finances dans la généralité de Caen, mais vit à Paris, dans une indépendance studieuse et tranquille. Pour des raisons mal connues et sur la présentation de Bossuet, le Grand Condé le pria, en 1684, d'enseigner l'histoire à son petit-fils. Triste élève dont les « inapplications » exercent l'« opiniâtreté » du maître ! La jeune mademoiselle de Nantes, fille adultérine de Louis XIV et de madame de Montespan, après son mariage avec le prince, assistait également aux leçons ; pour peu de temps, car la mort de Condé mit un terme à l'office du précepteur qui devient « gentilhomme de monsieur le Duc » et, comme tel, attaché à sa personne. Il continue donc à Versailles, à Chambord, à Fontainebleau, à Chantilly surtout, à observer les vices, les impertinences et les goûts de la cour, sans oublier pour autant la ville. Avec beaucoup de modestie, il résolut enfin de publier ses réflexions, distribuées sous un certain nombre de titres, à la suite des Caractères de Théophraste (disciple d'Aristote du ive siècle avant J.-C.), qu'il avait traduits non sans s'autoriser un coup d'œil sur la version que J. Casaubon en avait donnée en latin en 1592. Les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les Caractères[...]
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Écrit par
- Jeanne-Lydie GORÉ-CARACCIO : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne, responsable du centre international de francophonie de l'université de Paris-IV
Classification
Média
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