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LA BRUYÈRE JEAN DE (1645-1696)

Le peintre

« L'homme de lettres est trivial comme une borne au coin des places ; il est vu de tous et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade : il ne peut être important, et il ne le veut point être. »

Ainsi La Bruyère peut-il juger de tout : de la ville, de la cour, du souverain, de la mode, de la chaire, des esprits forts. Son observation, toujours libre, saisit des instantanés de l'homme dans toutes les conditions, dans tous les états : et tant d'aperçus fragmentaires et disjoints reconstituent, cependant, un monde aussi organiquement vivant que ceux de Saint-Simon et de Proust.

En effet, La Bruyère concilie le sens le plus aigu de l'individuel et l'intuition des ressorts profonds des groupes humains. À première vue, Les Caractères représentent une suite d'originaux dont la bizarrerie défie toute réduction à un type fondamental : on cite l'amateur de tulipes, mais voici Hermippe, « esclave de ses petites commodités », à la recherche de ce qu'on nommerait des « gadgets » (ainsi les chaises volantes, ancêtres des ascenseurs) ; Onuphre, Tartuffe subtil qui se garde bien des maladresses du dévot hypocrite de Molière ; Ménalque, distrait qui cumule tant de fantaisies qu'il en devient irréel.

Les contemporains ont essayé de nombreuses clefs sur le secret des Caractères. Souvent à faux ; l'auteur, en superposant ses observations, rendait le déchiffrage impossible. Ce talent d'impressionniste, ce génie de la caricature s'expriment en un style spontanément baroque. Rien n'est jamais attendu, pas plus la dissonance que l'accord parfait et le registre varie du burlesque au tragique ; souvent les deux tons se mêlent : « Le sot est automate, il est machine, il est ressort ; le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner et toujours dans le même sens et avec la même égalité ; il est uniforme ; il ne se dément point : qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c'est tout au plus le bœuf qui meugle, ou le merle qui siffle : il est fixé et déterminé par sa nature et, j'ose dire, par son espèce. Ce qui paraît le moins en lui, c'est son âme ; elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose. »

Avec les mondains de la fin du xviie siècle, La Bruyère a le goût de l'exagération et de la bouffonnerie et se rattache ainsi à ce courant souterrain qui va de Scarron au Marivaux du Télémaque travesti : Cliton, le gourmet, donnait à manger le jour qu'il mourut ; Diphile, l'amateur d'oiseaux, passe « ces jours qui échappent et qui ne reviennent plus à verser du grain et à nettoyer des ordures ».

Mais, le plus souvent, le don de voir se fait précieux ; on respire avec le fleuriste ces tulipes aux beaux noms : l'Agathe, l'Orientale, la Veuve, le Drap d'or, la Solitaire, « nuancée, huilée, bordée, à pièces emportées... ». Avec le numismate Diognète, l'auteur admire une médaille et en estime « le fruste, le flou et la fleur de coin... ». « Qui pourrait épuiser tous les différents genres de curieux ? Devineriez-vous, à entendre parler celui-ci de son léopard, de sa plume [...], les vanter comme ce qu'il y a sur la terre de plus merveilleux, qu'il veut vendre ses coquilles ? » Ce raffinement, joint à une désinvolture apparente dans la construction, explique que l'on ait pu voir en La Bruyère l'ancêtre de ce style ouvragé, que devaient cultiver, entre autres, Flaubert, les Goncourt et Proust...

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne, responsable du centre international de francophonie de l'université de Paris-IV

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<em>Portrait présumé de Jean de La Bruyère</em>, C. Netscher - crédits : Josse/ Leemage/ Corbis/ Getty Images

Portrait présumé de Jean de La Bruyère, C. Netscher

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