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LA BRUYÈRE JEAN DE (1645-1696)

Le moraliste

Tout en peignant la diversité des hommes en psychologue sensible, cet observateur libre a construit son ouvrage selon un ordre qui implique une métaphysique. Certes, il fait des problèmes sociaux la substance de ses réflexions, et ce sont les conditions De la cour, Des grands – non les catégories traditionnelles de la rhétorique –, les passions, les dispositions, les âges, les différences de fortune, lieu commun des moralistes, qui servent de titres aux chapitres des Caractères.

Cet ouvrage étincelant et à facettes dissimule le fil d'une méditation une, grave, serrée.

Écrivain, La Bruyère estime que la littérature vit une tension entre passé et présent (Des ouvrages de l'esprit), mais surtout il défend « le mérite personnel » et les authentiques valeurs spirituelles face aux préjugés. La confidence se précise dans les chapitres Des femmes, Du cœur, où l'aveu est celui de la fidélité et du renoncement. Pour peindre la solitude, La Bruyère a des accents raciniens : « Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir : ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » Examine-t-il la société ? Las de ne point y trouver de politesse, il conseille le désert : « Le sage parfois évite le monde de peur d'être ennuyé. » À y regarder de plus près, les raisons s'ajoutent de fuir : la répartition des biens est inique, il convient de s'arracher à la ville et de vivre tel un laboureur, il faut éviter les grands qui nous corrompent par la « jalousie stérile » que – tout nuls qu'ils sont – ils nous inspirent. Mais La Bruyère ne serait pas un contemporain de Racine et de La Fontaine si le visage du souverain – en qui la Providence réunit « les dons du ciel » – n'éclairait ce monde d'intrigue et de cupidité.

La nature de l'homme est l'énigme qui, seule, explique « les combinaisons infinies » que propose la société. Au reste, avec sérénité et tristesse, il admet que la dureté, l'ingratitude, l'injustice, l'amour de nous-mêmes et l'oubli des autres constituent le fond de la nature humaine : « la mort se fait sentir à tous les moments de la vie ». Triste peinture : « Je doute que le ris excessif convienne aux hommes, qui sont mortels. » Sous tant de caractères divers, la même certitude subsiste d'une issue fatale. Et ce n'est pas l'un des traits les moins cruels de l'auteur que cette fresque de vieillards déjà condamnés : Phidippe, qui craint la mort ; Gnathon, prisonnier de son vice et de ses terreurs ; Ruffin, jovial et sans cœur ; N..., qui bâtit pour lui seul et qui mourra demain ; Antagoras, haï de tous. Il n'y a qu'un seul remède : la solitude, pour nous rappeler à Dieu et à nous-mêmes.

Et pourtant La Bruyère, qui a fait l'inventaire des « puissances trompeuses », espère en la force du raisonnement quand il est utilisé pour l'apologétique. Aux antipodes d'un Pascal, il croit à l'entraînement des preuves et reprend l'enchaînement : « Je pense, donc Dieu existe. » Toutefois, cet homme tout en finesse rejette la subtilité : elle ne saurait nous introduire dans la compréhension du mystère ; à quoi bon, « à mesure que l'on acquiert « plus » d'ouverture dans une nouvelle métaphysique, perdre un peu de sa religion ? » L'existence du mal est, en effet, mystère : « Les extrémités sont vicieuses et partent de l'homme ; toute compensation est juste et vient de Dieu. »

Ainsi, la composition des Caractères est réelle : elle porte la marque de la personnalité de l'auteur que ses plongées dans le cœur humain ont convaincu de misanthropie. Tout au long de l'ouvrage, son désir de « désert » ne cesse de croître. Plus qu'un vain goût de littérature, il convient[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne, responsable du centre international de francophonie de l'université de Paris-IV

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<em>Portrait présumé de Jean de La Bruyère</em>, C. Netscher - crédits : Josse/ Leemage/ Corbis/ Getty Images

Portrait présumé de Jean de La Bruyère, C. Netscher

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