LA FONTAINE JEAN DE (1621-1695)
L’art du « naturel »
La Fontaine n’accède à la notoriété que tardivement. Il propose en 1654 une adaptation de L’Eunuque de Térence, dramaturge latin auquel il voua toujours une grande admiration ; c’est un échec. Pour Fouquet, il réinterprète le mythe ovidien de Vénus et Adonis, qu’il lui offre en 1658 dans un manuscrit somptueusement calligraphié. Il dit avoir pour cela « presque entièrement consumé » les ressources qu’il a puisées chez les poètes qu’il admire. Après s’être essayé aux genres prestigieux du théâtre et de l’idylle héroïque, comment trouver sa voie propre ? En s’emparant de textes mineurs, le conte gaillard et la fable ésopique, deux traditions qu’il métamorphose par la grâce d’une versification souple et d’un ton « naïf ». Il applique ainsi les principes esthétiques qu’il a assimilés lors de sa jeunesse joyeuse et lettrée : le « naturel », valorisé par des salons où règnent les femmes, implique de dissimuler l’effort nécessaire à la création sous une apparence de grâce aisée, innée, sans affectation aucune.
Avec les Contes et nouvelles en vers, qui paraissent à partir de 1665, il s’approprie les canevas lestes hérités du Décaméron (1349-1351) de Boccace, des Cent Nouvelles nouvelles (publiées vers 1460 et destinées à la cour de Philippe le Bon, duc de Bourgogne) et d’une tradition plaisante européenne, particulièrement vivace à la Renaissance et encore présente chez les libraires de son temps. Ces « contes gaillards » racontent, en prose, les aventures amoureuses et sexuelles de personnages en quête de plaisir : femmes volages, moines paillards, amants audacieux. À cette production associée à un « vieux temps » rieur et libéré, La Fontaine surimpose le vernis d’une énonciation charmeuse, en vers, qui rend acceptables des gaillardises surannées pour les oreilles des dames. C’est un coup de maître, qui lui permet, à quarante ans passés, de flatter le goût « galant » du temps, qui soumet tout, des vers de circonstance aux relations sociales et amoureuses, à un impératif de raffinement souriant. Son public apprécie l’art du « badinage », cette faculté de plaisanter du moindre sujet en conciliant la délicatesse du propos avec une ironie légère. Autant de qualités que déploient les Contes et que prolongeront les Fables à partir de 1668.
Ces Fables renouvellent un fonds encore plus ancien, dont on trouve des traces en Mésopotamie et qui s’est ensuite répandu en Inde et dans la Grèce archaïque : l’apologue didactique mettant en scène hommes, dieux et surtout animaux. Ces récits, utilisés par les pédagogues pour permettre aux élèves d’acquérir les rudiments de la rhétorique, étaient perçus depuis la Renaissance comme relevant d’un genre prosaïque, sans ornement, enfermant une sagesse millénaire dans une forme aussi humble que son fondateur, le légendaire Ésope était réputé laid. Or La Fontaine applique à ces canevas narratifs sans prétention la même technique d’ornementation parfaitement dosée que celle des Contes. En jouant sur les ressources de mètres variés et toute la gamme des tons, de l’héroï-comique à l’épique, en accordant aux animaux conventionnels de la fable une personnalité singulière et inoubliable, en diffractant dans l’ensemble de la narration une leçon autrefois contenue dans les bornes de la moralité, La Fontaine donne à cette tradition millénaire une dignité poétique incontestable. Celle-ci a pu connaître quelques précédents dans la longue histoire de la fable, mais est apparue, au moment de la publication de 1668, comme une réussite sans exemple.
C’est donc par l’exploitation de deux fonds relativement négligés par les écrivains de son temps que le poète, dans les années 1660, devient célèbre. Certes, il continue, après ces premiers succès, à tenter sa chance dans des genres plus conventionnels[...]
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Écrit par
- Tiphaine ROLLAND : maître de conférences en littérature française, Sorbonne université
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