GEILER DE KAYSERSBERG JEAN (1445-1510)
La vie et l'activité du grand prédicateur de langue germanique que fut Jean Geiler, né à Schaffhouse, orphelin de bonne heure, recueilli par son grand-père, un bourgeois de Kaysersberg, sont presque entièrement liées à la ville de Strasbourg, et même à sa cathédrale, ce chef-d'œuvre de l'Occident médiéval, dont la flèche avait été achevée en 1439. Après de brillantes études à Fribourg-en-Brisgau, puis à Bâle, il revient dans son université d'origine pour y professer la théologie. Mais cet homme de Dieu, dévoré par le zèle apostolique, ne se satisfait pas du ministère pastoral : il se sent poussé vers la prédication. C'est l'époque où, en Alsace comme dans le reste de la chrétienté, les cités recherchent des clercs éloquents et savants pour parler aux foules. Au printemps de 1478, il suit Pierre Schott, l'Ammeister de Strasbourg, et désormais ne quittera plus cette ville.
Pendant plus de trente ans, les Strasbourgeois vont entendre sa voix puissante dénoncer, du haut de la chaire de la cathédrale, les abus qui rongent l'Église. Mais Geiler n'est pas qu'un censeur impitoyable : ce grand érudit, lecteur fervent de Gerson, éducateur dans l'âme, veut mettre au service des humbles et des ignorants la science qu'il a acquise. Il sait trouver à l'intention d'un public populaire les mots et les images concrètes qui pénètrent directement dans l'esprit et dans le cœur ; il rejette les propositions abstraites et sèches ou les ratiocinations d'une théologie scolastique épuisée. Il ne craint pas de traiter les questions les plus délicates du dogme, entraînant son public dans une introspection subtile et efficace. Orateur né, il domine toutes les ressources de la rhétorique, tissant entre ses auditeurs et lui des liens solides de confiance et d'amitié. Sa réputation s'étend bien au-delà de Strasbourg et de l'Alsace : l'évêque d'Augsbourg l'appelle deux fois dans sa ville, et l'empereur Maximilien recueille ses avis. Sa conversation est également fort appréciée de l'élite intellectuelle. Parmi d'autres trouvailles savoureuses, il donne une série de sermons sur le thème du civet (Der Has im Pfeffer, 1502), sorte d'étrange comparaison entre le lièvre et le bon chrétien. Ne ménageant pas plus le pouvoir temporel que les autorités ecclésiastiques, il montre avec ironie que, sous la façade des institutions bien réglées, se dissimulent appétits et lâchetés. Ou encore, il recourt à l'antiphrase pour stigmatiser ses concitoyens : « Ô Strasbourg, tu es la seule ville de l'Empire où personne ne commet l'adultère ! »
Cette mission de censeur aux sarcasmes féroces, Geiler l'accomplit jusqu'à sa mort. Aux Strasbourgeois que ses reproches irritent il dit un jour : « C'est mon rôle de crier au feu, et je crie puisque je vois l'incendie » (De arbore humana, 1521). Sa dénonciation des faiblesses des clercs et des moines, des curés avares et des nonnes libidineuses est si véhémente que ses œuvres seront inscrites au xvie siècle sur l'Index librorum prohibitorum.
Le ton dont il usait rejoignait pourtant celui qu'avaient adopté d'autres prédicateurs, Menot, Maillard ou Savonarole. La puissance d'attraction de sa parole était telle que Sébastien Brant quitta Bâle pour Strasbourg en 1501, et que Wimpheling, l'humaniste chrétien de Sélestat, y fit des séjours fréquents et prolongés. D'autres lettrés vinrent se grouper autour de la triade et peu à peu se forma, grâce à l'impulsion donnée par Geiler, ce groupe d'humanistes qui, rassemblés dans la sodalitas litteraria, devaient accueillir princièrement Érasme, à son passage à Strasbourg en 1514.
Mais l'Église était si « vermoulue de la base au sommet » que la prédication de Geiler et les réformes[...]
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Écrit par
- Jean-Claude MARGOLIN : professeur de philosophie à l'université de Tours, directeur du département de philosophie et histoire de l'humanisme au Centre d'études supérieures de la Renaissance, Tours
Classification
Autres références
-
ALSACE
- Écrit par Encyclopædia Universalis , Françoise LÉVY-COBLENTZ et Raymond WOESSNER
- 6 482 mots
- 2 médias
...point à Strasbourg par Gutenberg, elle assura la diffusion des ouvrages anciens et le cheminement des idées nouvelles. Déjà à la fin du xve siècle, Geiler de Kaysersberg, prédicateur à la cathédrale, ose s'attaquer aux vices de la société en général et du clergé en particulier. Quelque chose s'ébranle...