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GIONO JEAN (1895-1970)

Une période de transition

Mais déjà une mutation a commencé de s'opérer : « Entre 1938 et 1944 s'échelonnent une série d'œuvres de transition, dont chacune, à sa manière propre, apporte du nouveau et nous met sur le chemin des Chroniques » (R. Ricatte). Pour saluer Melville (1941) est un autoportrait indirect, comme toutes les Préfaces de Giono. Écrit au sortir de prison, ce livre, d'abord conçu comme un préambule à la traduction de Moby Dick, fait entendre un ton nouveau, où se marient ironie amère, pathétique et allégresse. Remplaçant la terre, la mer symbolise le monde désert pour l'homme, dès lors en proie à l'envie prométhéenne de s'égaler à cette démesure qui l'annule. Il n'est plus question pour Melville d'exprimer le monde (perdu), mais « le monde Melville » : l'invention poétique crée un monde personnel qui ne peut plus guère se communiquer qu'à l'âme sœur, cette Adelina White qui joue donc le même rôle qu'Ange Jason et que, bientôt, la Pauline d'Angelo : elle est l'exutoire narcissique du désir. Or les œuvres composées pendant la guerre se caractérisent toutes par ce repli orgueilleux dans l'imaginaire. Deux pièces de théâtre, d'abord (le théâtre est toujours pour Giono – s'il n'est de commande – le moyen de réfléchir les crises majeures). Dans La Femme du boulanger (1941), le boulanger, d'être abandonné par sa femme, est initié malgré lui à la trouble jouissance d'un manque plus fondamental, et apprend à se réapproprier le réel par son invention. Le Voyage en calèche (1943) opère un triple retrait : dans le passé, dans l'Italie paternelle et sous l'égide de Stendhal. Julio résiste, certes, à l'occupant, mais s'oppose en même temps à ceux qui, comme le colonel, dissimulent des appétits très personnels sous leurs prétentions révolutionnaires à faire le bonheur des autres. Sa principale arme est d'ailleurs le mensonge poétique, la création d'un univers d'images auquel il parvient à gagner Fulvia : les « reflets » de soi-même cessent provisoirement d'être une impasse et se retournent même en une « Amérique ». Mais c'est faire de nécessité vertu ; la mort demeure le seul véritable accomplissement.

Le retrait loin de la société s'accentue dans Fragments d'un paradis (1944), géniale paraphrase du « Voyage » de Baudelaire, où une navigation à la Moby Dick vise à restituer les conditions d'une confrontation régénératrice avec la naturelle démesure d'un monde paradis que figurent les monstres sortis des grands fonds. Mais il tourne à l'enfer pour des hommes qui ne disposent plus de formes vraies, enracinées (et ne sont pas encore tout à fait prêts à voyager dans l'indéfini labyrinthe des formes littéraires) pour contrebalancer les séductions délétères de l'abîme : la monstruosité naturelle détruit l'« entassement d'images » où se cantonne d'ordinaire le désir humain et pousse à une vertigineuse dépossession, à une perte de soi mystique.

Giono sous l'Occupation (on peut lire désormais dans la Pléiade le passionnant Journal de l'Occupation) ? Résumons les faits. On a pu lui reprocher surtout la publication de Deux Cavaliers de l'orage dans La Gerbe (de décembre 1942 à mars 1943), hebdomadaire où les articles sur Giono étaient très fréquents, la parution de « Description de Marseille le 16 octobre 1939 » (fragment de Chute de Constantinople, une œuvre avortée, précisément parce qu'elle s'efforçait malgré tout d'embrasser l'Histoire) dans la Nouvelle Revue française de Drieu La Rochelle (en décembre 1942 et janvier 1943), et un reportage photographique sur lui dans Signal en 1943. Sans parler de l'utilisation par le régime de[...]

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