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GIONO JEAN (1895-1970)

Les « Chroniques »

« Avarice », « perte » : telles sont les deux grandes postulations qui vont déterminer l'univers des Chroniques, mais qui étaient déjà présentes, en creux, dès le début de l'œuvre, dont la structure la plus profonde est et aura été celle de la « perte indirecte », fragile synthèse des deux. Le choléra du Hussard, c'était en somme l'allégorie du tourniquet tragique dans lequel est pris le désir humain, rejeté dans l'avarice par la terreur de la perte, mais ne pouvant endurer la frustration qui en résulte qu'en vouant les autres à leur propre perte, pour en jouir par procuration. Cette partie capitale de sa production est d'abord sortie du projet formé par Giono après la guerre, alors qu'il était inscrit sur la liste noire du Comité national des écrivains et interdit de publication en France, d'écrire de courts récits alimentaires destinés à être publiés aux États-Unis. La deuxième de ces Chroniques, Noé (1948), définit l'avarice et la perte comme deux modes, opposés mais complémentaires, de gestion de la force interne. L'avare, amassant avidement l'or et surtout le sang de ceux dont il trame la perte, procède à une accumulation de la force et crée ainsi un monstrueux contre-monde, par refus orgueilleux et méprisant de la laisser se perdre, tandis que les hommes de la perte, saisis d'une irrésistible tentation, dilapident cette force pour se fondre avec elle dans le monde convoité. Comment jouir, sans se perdre, de l'apaisement mystique (véritable « dormition ») que procure la perte ? Les Chroniques explorent toutes les combinaisons possibles pour atteindre ce but. Noé élabore une solution au niveau du signifiant narratif en faisant proliférer des formes romanesques ouvertes, où le désir puisse se dilater sans y être enfermé, mais sans s'y perdre non plus : circulant dans le monde qu'il invente, il se conserve en soi. En outre, l'écrivain se ménage un nécessaire vertige. En effet, roman du romancier, cette fiction est faite du démontage des mécanismes qui l'instituent ; c'est exposer à tout instant à la ruine la création qui le sauve. Ainsi fera, dans Les Grands Chemins (1951), le personnage de « l'Artiste », joueur de cartes qui triche au ralenti pour éprouver le vertige de perdre – jusqu'à sa vie. Un roi sans divertissement (1947) présente les principaux thèmes et caractères stylistiques des Chroniques. Dans la montagne du Trièves, l'hiver ferme le monde au désir humain, provoquant un insupportable ennui (c'est aussi le cadre et le thème des nouvelles de Faust au village). Monsieur V... cherche un remède en faisant couler le sang de ses victimes sur la neige, comme l'écrivain, paradigme de l'avare, recrée sur la page blanche « un monde aux couleurs du paon ». Par victime interposée, il jouit ainsi de l'épanchement désiré. Tel est le cruel théâtre du sang. Langlois, limier lancé sur ses traces, a trop bien compris le sacrificateur et n'a de ressource que dans le suicide qui lui fait prendre, « enfin, les dimensions de l'univers ». La forme narrative se caractérise par un nombre plus restreint d'adjectifs et d'images, un style oral dû à la présence de récitants, laquelle détermine un récit lacunaire, où abondent ambiguïtés et ellipses, et qui convient à une métaphysique du vide. Langlois reparaît dans Les Récits de la demi-brigade (1972), où il croise Laurent et Pauline de Théus, de sorte qu'un pont est jeté entre les Chroniques et le cycle du Hussard.

Une micro-société égoïste et mesquine exacerbe le jeu des passions dans Les Âmes fortes (1950) et Le Moulin de Pologne (1952). Dans le premier de ces deux romans, les trois versions contradictoires des rapports entre Thérèse et Mme Numance consacrent le primat de l'imaginaire tout[...]

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