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GRENIER JEAN (1898-1971)

Si l'on établit une biographie officielle de Jean Grenier, de la licence ès lettres (1917, il a dix-neuf ans) à l'agrégation de philosophie (1922), puis aux postes qu'il occupa — lycées d'Avignon, d'Alger, Institut français de Naples, Alger encore (1930-1938) où le futur auteur de l'Essai sur l'esprit d'orthodoxie (1938) conseille à son élève Albert Camus de s'inscrire au Parti communiste ; puis lycée Michelet, Montpellier, Lille (1942-1944), Alexandrie, Le Caire (1945-1950) ; professeur de philosophie à l'université de Lille en 1950, puis en Sorbonne (1962) jusqu'à 1968, année de sa retraite et du Grand Prix national des lettres, qu'en ressort-il ? D'abord une carrière qui manifeste le goût de cet écrivain d'ascendance bretonne pour le monde méditerranéen.

Voyageur, Jean Grenier le fut dans ses livres (Lettres d'Égypte, suivi d'Un été au Liban, 1962 ; Voir Naples, roman inachevé publié en 1973), mais aussi dans sa manière de traverser les genres et les styles. À cela s'ajoute le fait que le jeune Albert Camus eut la chance d'avoir Jean Grenier comme professeur de philosophie au lycée d'Alger, et que celui-ci demeurera victime du prix Nobel de celui-là, qui, pourtant — leur correspondance en témoigne —, marquera toujours à son éveilleur la déférence et l'admiration qu'il éprouve pour le maître et l'écrivain.

Prodeo larvatus : si peu cartésien qu'on le sache, Jean Grenier, lui aussi, portait un masque d'ironique impassibilité. Parce qu'il avait choisi (l'avait-il choisi, l'auteur d'Absolu et Choix, 1961 ?) ce métier de professeur, il se condamnait au masque ; mais son œuvre entier met en évidence et en lumière méditerranéenne les secrètes exigences d'une sensibilité de fleur rare, de sensitive qui, l'approche-t-on, aussitôt se rétracte, et se retire. C'est qu'une angoisse foncière hantait Jean Grenier, angoisse à propos de laquelle il écrivait, dès 1924, que Freud aurait eu plus d'un mot à lui dire touchant « ce fond obscur de l'inconscient » ; ce qui explique et sa pudeur, et qu'il ait voulu révéler à quelques élus cette Philosophie de Jules Laquier en laquelle il pouvait se retrouver : angoisse du choix, impératifs viscéraux de la liberté. En effet, ce qui, plus que tout, lui importait, ce fut sa vie durant le sentiment constant d'une urgence à la fois impérieuse et indécise, à laquelle il ne pouvait pas ne pas répondre, ou du moins tenter de répondre. Comment concilier le choix et la liberté ? « Pour moi le choix est impossible parce qu'on ne peut vouloir que le parfait. Et celui-ci étant inaccessible, il vaut mieux ne rien vouloir », lit-on dans le Lexique (1949), l'un de ses livres les plus marqués du bon usage qu'on peut quand même faire de la liberté. Quel fonctionnaire aurait, aujourd'hui, le courage d'écrire cette évidence : « Un administrateur hypocrite » ? Ce même courage qui lui imposa de condamner, quand chacun s'y ruait, l'orthodoxie thomiste et l'orthodoxie marxiste ? Ce même courage qui lui imposa, durant la guerre d'Algérie et malgré le silence d'Albert Camus, d'opposer à toutes les sophistiques l'obsédante réitération de son : « Mais ils ont faim ! » Qui ? Ils : les Algériens en révolte contre le statut colonial. Cela précisé, sa vraie vie était ailleurs que dans l'immédiat politique : dans les transes d'une recherche de l'Absolu, d'un Absolu néanmoins hic et nunc : tout lui parlait d'un ailleurs jamais rejoint (encore qu'il reconnût avoir vécu des « états »), d'une vérité mystique où l'esprit s'engageât comme le corps et le rendît à la commune essence. Quête malaisée, mais si complète qu'ayant fait le tour de toutes [...]

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Écrit par

  • : docteur en littérature française, maître assistant à l'université du Maine, Le Mans

Classification

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  • ESTHÉTIQUE - Histoire

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    • 11 892 mots
    • 3 médias

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