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JEAN LE BLEU, Jean Giono Fiche de lecture

« Méfie-toi de la raison »

Plus que la distinction, somme toute anecdotique, entre la réalité et l’invention ou la question du genre auquel appartient le livre (autobiographie, autobiographie romancée, autofiction… ?), le véritable objet de la préface de 1956 est de formuler un art poétique que le lecteur avait bien pressenti (« la réalité est la fiction »), en soulignant l’inextricable entremêlement du réel et de l’imaginaire dans la création littéraire de Giono. Tout se passe comme si celui-ci brassait une matière constituée en grande partie dès l’enfance, et la redistribuait, transposée, dans les romans passés ou à venir (Un de Baumugnes, Le Chant du monde, Un roi sans divertissement…), où l’on retrouve plusieurs scènes et personnages (ou leurs avatars) de cette « autobiographie ». Au-delà de l’objectivité ou du plat réalisme, il s’agit d’accéder à une vérité supérieure, plus profonde et plus intime : « C’est à côté de la vérité, mais c’est dans la vérité que moi, jeune, j’ai connue. […] C’est ma vie intérieure que j’ai voulu décrire dans Jean le Bleu. Cette vie qui était essentiellement magique. » Cette matière est d’abord le lien, on ne peut plus concret, matériel et charnel, avec une terre, pour ne pas dire un territoire : Manosque et ses alentours, véritable épicentre de toute l’œuvre de Giono. Elle est aussi la figure solaire du père – on notera l’étonnant effacement de la mère – qui illumine littéralement le livre. Elle est enfin le fruit de lectures, d’Homère notamment, qui, étrangement, concourent à faire de la haute Provence du début du xxe siècle un univers à la fois archaïque et hautement civilisé, trivial et poétique, mythifié mais nullement idéalisé : passion et violence y affleurent sans cesse. À cet égard, en contrepoint de la vie citadine plutôt sombre des premiers chapitres, le séjour à Corbières est l’occasion pour le jeune narrateur d’une communion mystique avec la nature, d’une intense expérience synesthésique « qui faisait de moi une goutte d’eau traversée de soleil, traversée des formes et des couleurs du monde, portant, en vérité, comme la goutte d’eau, la forme, la couleur, le son, le sens marqué dans ma chair ». C’est ainsi qu’à l’ancrage dans un espace étroit et clos (le village isolé, enserré par les montagnes) répond une expansion quasi cosmique. Sur un autre plan, l’enracinement favorise la rêverie autour d’un ailleurs que viennent nourrir des personnages plus ou moins exotiques – les musiciens errants, Gonzalès et la « peau rouge », la Mexicaine… – ou étrangers par le milieu social – madame Burle et « le grand d’Espagne », monsieur d’Arboise et Rachel –, tous porteurs d’une puissante charge fantastique.

L’objet de cet apprentissage, qui voit le narrateur passer en quelques mois de l’enfance à l’âge adulte, est ainsi une double initiation, à la sensualité et à l’imaginaire. Les guides en sont d’abord et avant tout le père, dont la philosophie générale de l’existence s’imprime à tout jamais dans la conscience de l’enfant, mais aussi Décidément et Madame-la-Reine pour la musique, l’homme noir pour la littérature, Odripano pour la poésie de la vie et l’abolition des frontières entre rêve et réalité, Louis David pour l’amitié et, bien sûr, tous les personnages féminins du récit, pour l’éducation à la sensualité. Bien qu’il n’en soit pas fait explicitement mention, c’est également à la formation d’un futur écrivain que nous assistons ici, et à la gestation d’une œuvre dont ces années d’enfance et d’adolescence entre Manosque et Corbières constituent la matrice.

— Guy BELZANE

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  • GIONO JEAN (1895-1970)

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    • 6 207 mots
    DansJean le Bleu (1932), le désespoir suscite l'émergence de monstruosités et purifie le lyrisme. Dans ce récit d'enfance parfois halluciné, Giono tente de frayer la voie à un « chant », celui des formes où puissent s'exprimer les forces du bas, celles du désir mais aussi celles...