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NANCY JEAN-LUC (1940-2021)

Article modifié le

Le philosophe français Jean-Luc Nancy naît à Bordeaux le 26 juillet 1940. Le milieu chrétien imprègne ses années de formation : les Jeunesses catholiques, d'abord, puis l'enseignement de Georges Morel (1921-1989), jésuite spécialiste de Hegel. Un échec à l'École normale supérieure le conduit à poursuivre ses études de philosophie à la Sorbonne. Il suit les cours de Georges Canguilhem (1904-1995) et devient l'élève de Paul Ricœur (1913-2005), qui dirigera son mémoire de maîtrise sur la question de la religion chez Hegel. En parallèle, il découvre Heidegger. La lecture de la Lettre sur l'humanisme (1947) lui ouvre des horizons nouveaux. En 1964, l'agrégation en poche, il renonce à des études de théologie et semble tourner, une fois pour toutes, la page du christianisme. La découverte du structuralisme, la lecture, puis les rencontres de Jacques Derrida, Louis Althusser, Gilles Deleuze le confortent dans son choix de la modernité.

Jean-Luc Nancy - crédits : Alamy/ fototext/ Photo12

Jean-Luc Nancy

En 1968, Jean-Luc Nancy commence à enseigner la philosophie à l'université de Strasbourg, où il deviendra professeur. Il y fait la connaissance d'un collègue de la même génération, Philippe Lacoue-Labarthe. C'est le début d'une amitié et d'une aventure philosophique partagée. Ils écriront ensemble leur premier livre : Le Titre de la lettre (une lecture de Lacan), paru en 1973. Lacan lui-même saluera la qualité de ce travail de « déconstruction », qui revendique sa proximité avec la recherche de Jacques Derrida. Au-delà d'un questionnement de l'impensé philosophique de type hégélien qui traverse le texte du psychanalyste, on voit s'y dessiner les prémisses d'une pensée en devenir. Le Discours de la syncope : Logodaedalus(1976) poursuit la réflexion sur la lettre et l'écriture, sur l'art et la manière de parler la philosophie, sur la façon de l'énoncer et d'en articuler le discours... L'Absolu littéraire (1978) reviendra sur les enjeux mêlés de la littérature et de la philosophie. Nancy et Lacoue-Labarthe y avancent une théorie novatrice sur « l'invention de la littérature » au début du xixe siècle formulée à partir d'un dense travail de traduction, d'édition et de commentaires des textes du « premier romantisme allemand » (A. W. et F. Schlegel, Novalis, Schelling). Ego sum(1979), puis Le Partage des voix (1982) relancent les questions qui faisaient aussi de l'Absolu littéraire un lieu privilégié de l'invention philosophique : le sujet, le sens, la finitude et, corrélativement, le partage. On en trouvera la traduction dans le questionnement du politique, qui porte sur la nature et l'espérance d'un « communisme » profondément original. La Communauté désœuvrée (1986) explicite le sens de cette recherche, sur les traces de Georges Bataille et de Maurice Blanchot ; s'y formule une exigence philosophique et politique de « l'être en commun », qui vient au-devant de nous et reste à découvrir.

Jean-Luc Nancy résume ainsi le fond de cette exigence, qui fait de La Communauté désœuvrée une étape essentielle dans son parcours : « Philosopher n'est en aucune façon puiser dans un réservoir de sens. Ce n'est pas combler un déficit, c'est remuer la vérité de fond en comble. Philosopher commence exactement là où le sens est interrompu. » Il en appelle ainsi aux commencements de la discipline philosophique, en Grèce, avec l'effacement des mythes. Par la suite, Jean-Luc Nancy reviendra sur son rapport à Maurice Blanchot, notamment dans Maurice Blanchot, passion politique (2011) et dans La Communauté désavouée (2014).

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L'Oubli de la philosophie (1986), Une pensée finie (1990), Le Sens du monde (1993) : ce sont quelques uns des ouvrages qui, dans la diversité des écritures et l'unité de l'expérience – leur singularité plurielle ! –, bousculent l'ordre établi de la philosophie. L'approche des grandes questions de la métaphysique suppose alors un risque calculé ; pas d'utopie, rien de prévisible, mais une façon infiniment patiente de recreuser de l'intérieur les questions « essentielles », peser sur les limites, toucher à l'absolu (donné sans l'être, pense-t-il, retrouvant là – qui sait ? – un reste de chrétienté...).

Il en ressort un attachement sans faille à ce qui, du sens, précisément, se maintient entre nous en dépit de la dissolution des vérités, des certitudes ou des valeurs ; une préférence marquée pour la promesse dont le « nous » et « l'art » sont peut-être les indices les plus forts et une vive passion de la création. Les Muses (1994), Le Regard du portrait (2000), La Beauté (2009), Le Plaisir au dessin (2009), les livres écrits avec des peintres (François Martin, Simon Hantaï...) démontrent, preuves à l'appui, combien, « avec les arts, c'est le sens du monde qui se trouve remis en jeu ». Au-delà de l'esthétique, on y découvre une certaine façon de vivre, une éthique que développe le philosophe à l'occasion de ses rencontres avec des créateurs : écrivains, plasticiens, musiciens ou danseurs. Allitérations. Conversations sur la danse (2005) témoigne ainsi d'une collaboration suivie et fructueuse avec Mathilde Monnier.

L'Intrus (2000) raconte à la première personne la greffe du cœur qui a permis à l'homme de surseoir à la mort annoncée. La Pensée dérobée (2001) retrace, de son côté, une véritable philosophie de l'existence dans cette pensée de l'homme fini qui se décline et s'articule à l'infini.

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En même temps, Jean-Luc Nancy manifeste un vrai souci pédagogique. Entre 2001 et 2005, il publie une bonne vingtaine d'articles et de livres qui font état de son goût d'enseigner la philosophie autrement que le ferait un simple professeur. Sa ligne de conduite reste toujours la même : s'exposer à plus de philosophie, faire face à ce qui lui résiste. À l'écoute (2002) précise cette nouvelle donne : « on veut ici tendre l'oreille philosophique vers ce qui a toujours moins sollicité le savoir philosophique que ce qui se présente à la vue – forme, idée, tableau, représentation, aspect, phénomène, composition – et qui se lève plutôt dans l'accent, le ton, le timbre, la résonance et le bruit ».

Chroniques philosophiques (2004) est un parfait exemple de la façon dont le philosophe exerce son métier. Le livre reprend les onze chroniques prononcées en 2002-2003 dans le cadre de l'émission « Les Vendredis de la philosophie » sur France Culture. Le monothéisme, le quotidien, la guerre, etc., autant de questions classiques que le chroniqueur d'un jour déplie en philosophe non médiatique, en artisan de la pensée. Dans le même esprit, Au ciel et sur la terre (2004) s'adresse à des enfants avec les mots de tous les jours. Nancy y parle de la religion, de Dieu, de tout ce qui le dépasse. Tout proposer, ne rien imposer mais leur ouvrir les yeux, c'est bien la règle de vie qu'il entend suivre. Et parce qu'il croit d'abord en la parole, il sait relever le défi du verbe en toute simplicité.

Première partie de Déconstruction du christianisme, La Déclosion (2005) se présente comme un recueil d'essais. De fait, il s'agit bien de recueillir par la pensée le fruit de l'obsédante recherche menée depuis trente ans dans bien des directions. Nancy en aura décliné l'énoncé selon toutes les variantes possibles pour en tirer ce constat : « il y a bien une question du sens : mais elle est devant nous, à venir et à penser ». La Déclosion : rarement un titre aura mieux précisé dans son énigmatique clarté la tâche qu'il inaugure. Le philosophe remonte aux sources du christianisme, pour y déceler la clôture qui reste à déconstruire, en libérer toutes les ressources pour transcender le sens, en épuiser l'essence. Il ne s'agit en rien d'un retour à la religion, martèle toutefois Jean-Luc Nancy. Le prière d'insérer précise clairement l'enjeu : « la raison exige [...] ce que Kant nommait l'inconditionné et que le nom divin masquait en le nommant pourtant : en le dé-nommant ». Une telle déconstruction du christianisme – poursuivie avec L’Adoration (2010) – évoque à sa façon l'immense travail de Derrida et de Lévinas, et leur pensée « post-philosophique ».

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Jean-Luc Nancy meurt à Strasbourg le 23 août 2021.

— Didier CAHEN

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Jean-Luc Nancy

Autres références

  • LACOUE-LABARTHE PHILIPPE (1940-2007)

    • Écrit par
    • 1 000 mots

    Né en 1940, tout comme Jean-Luc Nancy, et, comme ce dernier, professeur à l'université Marc-Bloch de Strasbourg, Philippe Lacoue-Labarthe s'inscrit dans la mouvance de Jacques Derrida (à propos duquel il organisa en 1980, avec Jean-Luc Nancy, un colloque à Cerisy-la-Salle publié sous...

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