OTHONIEL JEAN-MICHEL (1964- )
Située aux confins de l'art et de la littérature, du masculin et du féminin, de la sculpture et de l'installation, de la performance et du multimédia, la démarche artistique de Jean-Michel Othoniel est difficilement classable. Si l'on devait néanmoins l'inscrire dans une généalogie esthétique, il serait possible d'évoquer ici l'importance d'une figure comme celle de Marcel Broodthaers. Utilisant tous les moyens, du livre (Un fantôme dans votre bibliothèque, 1994) à la sculpture, de la danse au CD-ROM (A Shadow in your Window, 1999), du cinéma (Beau comme la rencontre fortuite..., 1993) au travail in situ (Le Kiosque des noctambules, 2000, entrée de la station de métro Palais-Royal à Paris) ou au théâtre (Le Petit Théâtre de Peau d'Âne, théâtre du Châtelet, Paris, 2004), cette œuvre est protéiforme, glissante, rétive aux immatriculations.
Ce n'est pas une logique formelle qui a amené Jean-Michel Othoniel (né en 1964 à Saint-Étienne) à utiliser, pendant près de dix ans, le soufre, mais une errance de type métaphorique, liée, pour une grande part, aux dangers des matières qu'il manipulait. En effet, depuis 1985 (il était alors étudiant à l'École nationale d'art de Cergy-Pontoise), l'artiste travaillait avec la lumière (Les Insuccès photographiques, Les Travaux du soir de l'amateur photographe, 1987). Pour se protéger des rayons ultraviolets, il en était venu à expérimenter le plomb et à abandonner du même coup ce qui touchait à la lumière. Or le plomb provoque le saturnisme et les bains de soufre constituent traditionnellement le meilleur antidote qui soit à cette intoxication. Othoniel abandonne alors le plomb et ses métaphores pour se consacrer définitivement au soufre, utilisé autant pour ses particularités physico-chimiques, que pour sa plasticité signifiante (sulfureux, souffrir, souffreteux...) ou symbolique (Artaud parlait du soufre comme du « foutre divin »).
Pour être sculpté ou moulé, le soufre doit renoncer provisoirement à son statut de corps dur. Le soufre est en effet une matière qui passe par différents états : c'est une pierre qui devient liquide ou vapeur pour redevenir pierre. Dans son livre Le Prêtre misogyne (1989), Othoniel met en relation cette logique matérielle avec la logique de l'oracle (la pythie est toujours décrite assise sur un trépied au-dessus de vapeurs de soufre), en faisant passer une même phrase, extraite de son contexte, par tous les états de sa traduction. Cette œuvre, qui joue sur le retournement du langage contre – et sur – lui-même, est emblématique de l'approche esthétique de l'artiste. Il y a dans cette démarche une manière de filer la métaphore inductrice de formes, une jouissance primitivement liée au mot qui s'incarne dans une matière. L'Âme moulée au cul (1989) constitue à cet égard une sculpture née de la rencontre d'un objet et du langage. En effet une bouteille est à la fois pourvue d'une « âme » et d'un « cul ». L'âme, c'est le renflement à l'intérieur du contenant, alors que le cul renvoie à son extérieur, à son fond ; l'un étant le revers de l'autre. Dans cette sculpture, le soufre joue comme matériau révélateur d'une forme. Car cette forme peut être devinée, mais il n'est pas possible de la voir sans cette opération qui la rend manifeste.
Cette réversibilité de l'intérieur et de l'extérieur, du concave et du convexe, de la matière et de la forme, du nommable et de l'innommable est bien sûr à mettre en relation avec les objets « femâlics » réalisés par Marcel Duchamp en 1950 (Not a Shoe, Objet-Dard, etc.), mais aussi avec les glissements signifiants opérés par le « procédé très spécial » de Raymond Roussel (à qui l'artiste rendra à plusieurs reprises un hommage appuyé ; voir sur ce point[...]
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Écrit par
- Bernard MARCADÉ : critique d'art, professeur d'esthétique à l'École nationale d'arts de Cergy-Pontoise
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