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PAULHAN JEAN (1884-1968)

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L’unique pensée

« Pas un de mes petits livres qui ne soit sorti d’une inquiétude du langage », et tout est langage : ce qui se dit, s’écrit, la peinture (« chaque tableau a sa grammaire »), l’amour, la maladie, la guerre, et jusqu’au silence. Que tirer de précis de cette inquiétude ? Le propos n'est pas littéraire. Il s’agit d’observer des faits du langage et d’en dégager des lois objectives, pour les appliquer, s’il se peut (par exemple à la critique). À cette première méthode, où l’on reconnaît l’esprit scientifique du début du xxe siècle, Jean Paulhan ne renoncera jamais, même quand il la complétera par « une autre ». Le but est donc une métrique, une nomenclature, une caractéristique universelle, une grammaire des idées, une sorte de logique appliquée.

Jusqu’aux Fleurs de Tarbes (1941) et Clef de la poésie(1945), la recherche a porté sur l'opposition du mot et de l'idée – ou de la phrase (en proverbes, clichés, lieux communs) et de la pensée – avec les variantes de cette opposition : forme et fond, image et figure, logique et grammaire, terreur et rhétorique. Conclusion ? Ces dualismes ne se soutiennent pas. Tout ce que l'on dit du mot se peut dire de la pensée, et l'inverse. On fait à volonté du langage le signe de la pensée, ou de la pensée le signe du langage. Et même, « il arrive aux mots et à la pensée d'être en poésieindifférents », de sorte que les doctrines opposées – sur la rime, le rythme, le vers, etc. – sont également efficaces. Universelle, cette loi de convertibilité se vérifie dans une loi d'illusions (sur le pouvoir des mots, des grands mots en particulier) ou dans une loi de projection (par exemple à propos du vide des clichés) selon laquelle, locuteur et auditeur, chacun impute à l'autre ce qu'il entend ou veut faire entendre. Par leur régularité même, ces illusions et projections, une fois dénoncées, deviennent des faits littéraires qui intéressent le critique. De plus, qu'à un mot réponde une idée, et l'inverse, n'est guère soutenable : il faudra revenir sur cette unité à deux faces, le mot-idée, donné primitif du langage au terme de l'enquête.

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Assuré que des lois existent et se formulent, Paulhan se prépare à écrire le deuxième tome des Fleurs de Tarbes, où il a été question surtout de terreur, en traitant de la rhétorique. Mais attention ! C'est un critique qui va aborder en savant la rhétorique. Traditionnellement, la critique se définissait ainsi : art de jugerles productions littéraires et autres ; la rhétorique : artde bien dire pour persuader par vraisemblance (d'où les figures). Chez Paulhan, les deux définitions interfèrent : le but reste de juger, mais non de persuader ; une métrique rigoureuse, et non un art ; la vérité remplace la vraisemblance ; et doit-on rappeler qu'en cette rhétorique l'idée du langage se généralise à tout système de signes ? Cette nouvelle rhétorique est à l'art du critique, qu'elle n'exclut en rien, ce que la biologie est à la médecine. Que reprochait-on à la rhétorique ? De favoriser le banal, le faux et l'abstrait. Précisément, Alain veut défendre la banalité, Valéry le mensonge, Benda l'abstrait. Pour ne pas avoir tenu compte des lois de l'illusion, leurs arguments s'égarent : Alain se perd dans de prétendues preuves par l'étymologie, Valéry prend l'apparence du faux pour le faux, Benda verse dans le mythe des langues concrètes. Il faut donc aller au-delà.

En ce troisième moment, Jean Paulhan sent croître les difficultés. De plus en plus, il se tourne vers la linguistique dont il n'avait pas attendu qu'elle fût à la mode. Les linguistes se partagent en trois écoles : la première (Max Müller, Bréal) rapporte le mot à l'objet ; la deuxième (Saussure, Bally), au concept ; la troisième (Bloomfield, Hjelmslev), à sa matérialité sans signification. Dès lors, Paulhan peut reprendre les « faits-exemples » sur lesquels il avait instruit sa doctrine et la transposer en de nouvelles dimensions : elle n'a plus pour donné primitif l'unité à deux faces du « mot-idée », sinon l'unité à trois faces du « mot-idée-chose ».

En cet espace plus complexe, le mot (ou la phrase) peut, dans une réflexion sur le langage, être considéré sous l'une seule de ses trois faces, mais non dans l'emploi du langage, où, « malgré l'apparence, chose, mot ou pensée reviennent au même et ne font qu'un ». Et puisque, en vertu de la loi de totalisation de l'esprit, « un mot figure à nos yeux tout le langage, une idée l'ensemble de la pensée, une seule chose le monde au complet », il en résulte que langage, pensée et monde ne font qu'un, que de cet un naît le multiple, de son identité les contraires, de son obscurité l'évidence. Dans le monde et en nous les différences s'abolissent, y compris celle du monde et de nous.

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Il n'est plus nécessaire de terminer Les Fleurs de Tarbes ; elles sont terminées dans l'espace à deux dimensions où elles posaient le problème du mot et de l'idée, de la forme et du fond. Néanmoins, de même que la géométrie a dépassé, sans le nier, Euclide, de même, maintenant, dans un nouvel espace, la méthode scientifique des Fleurs de Tarbes est à compléter par une autre dont il est malaisé de parler parce que c'est elle qui nous parle, parce que – enfin on le découvre – nous avons été nous-mêmes les expériences que nous avons menées.

— Yvon BELAVAL

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Écrit par

  • : professeur émérite à l'université de Paris-I-Sorbonne

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Jean Paulhan - crédits : Keystone-France/ Gamma-Keystone/ Getty Images

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