TOUSSAINT JEAN-PHILIPPE (1957- )
Le décalage existentiel
Faire l'amour (2002) entame un cycle romanesque construit autour d'un personnage récurrent, Marie, créatrice de mode et de vêtements expérimentaux, qui « scelle » à Tōkyō une hésitante rupture amoureuse avec le narrateur sur fond de nuit hivernale, de fax intempestif et de tremblement de terre. Fuir (2005) reprend cette histoire en amont : envoyé en Chine par Marie, le narrateur s'apprête à goûter les faveurs de son accompagnatrice lors d'une nuit en train, quand un appel sur son téléphone mobile lui annonce la mort du père de Marie et le rappelle sur l'île d'Elbe. La Vérité sur Marie (2009) prolonge un cycle qui ne réintroduit la psychologie qu'avec parcimonie et distance, et ne renonce ni à l'incongru (le narrateur promène un flacon d'acide chlorhydrique avec lui), ni à l'absurde (des robes en sorbet fondent sur le corps des mannequins). L'inattendu, ici, est toujours de mise : appelé à l'aide par Marie dont l'amant vient de mourir en plein coït, le narrateur contemple longuement les chaussures abandonnées par le trépassé et s'emploie à déménager un bahut. L'attention aux détails fait digresser le récit, et une structure narrative à la première personne, très irrespectueuse des règles du point de vue (le narrateur rapporte en détail les scènes auxquelles il n'a pas assisté), perturbe toute adhésion au romanesque. Nue (2013) sera le quatrième volet du « cycle de Marie ».
Si Jean-Philippe Toussaint explore toutes les formes de l'humour et de l'ironie, l'œuvre ne se réduit pas à ces jeux d'artifices. Une angoisse plus sourde l'habite, quand bien même ses considérations sérieuses sont ponctuées d'un « olé » qui en réduit la portée. L'écoulement du temps et l'inadéquation à autrui troublent l'être au monde, d'où le recours à la géométrie, qui – on l'apprend dans Fuir à la faveur d'une partie de bowling –, « est indolore, sans chair et sans idée de mort ». C'est sans doute pourquoi l'écrivain compose ses romans comme des joyaux formels : « J'aime cette abstraction, où la littérature rejoint la musique », confie-t-il dans L'Urgence et la patience (2012). Lecteur de Musil et de Beckett, dont il dut cependant se déprendre pour écrire, Toussaint avoue une fascination pour Kafka, particulièrement pour son Journal et cette célèbre formule : « dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde », qu'il pastiche dans L'Appareil photo en écrivant : « dans le combat entre toi et la réalité, sois décourageant ». Mais c'est plus souvent la réalité, dont les instruments contemporains viennent en perturber le cours – fax, téléphones mobiles... –, qui s'avère décourageante dans ces romans décalés où point le malaise existentiel de notre temps.
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Écrit par
- Dominique VIART : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France
Classification
Média
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