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MELVILLE JEAN-PIERRE (1917-1973)

Le film noir comme tragédie moderne

L'échec commercial de Deux Hommes dans Manhattan va conduire Jean-Pierre Melville à « ne mettre en chantier que des films destinés au grand public, et non plus seulement à un petit nombre de cinéphiles éclairés ». C'est ainsi qu'il enchaîne trois films, à nouveau adaptés de romans, interprétés par Jean-Paul Belmondo et financés par des producteurs importants : Léon Morin, prêtre, d'après Béatrice Beck (1961), Le Doulos, d'après Pierre Lesou (1962), et L'Aîné des Ferchaux, d'après Georges Simenon (1966).

Avec ces œuvres, son style s'affirme ; un style tout à la fois rigoureux et fluide, fait de ruptures constituées d'alternances de dilatation et de rétrécissement du temps ou d'enchaînements conduisant de courtes scènes traitées de manière elliptique à une longue scène filmée en plan séquence. Ces ruptures, pour autant, n'altèrent pas l'unité de ton, ni le rythme, lent mais fermement maintenu. Melville approfondit aussi ses thèmes, et, à partir du Doulos, leur en adjoint d'autres, tel celui de l'homme traqué, condamné à la clandestinité, qui occupera le centre de son œuvre future.

Le succès de ces trois œuvres permet à Jean-Pierre Melville, tout en n'étant plus producteur, de tourner, en toute indépendance, une série de cinq films, deux avec Lino Ventura et trois avec Alain Delon : Le Deuxième Souffle, d'après José Giovanni (1966), Le Samouraï (1967), L'Armée des ombres (1969), d'après Joseph Kessel, Le Cercle rouge (1970) et Un flic (1972). Tous sont des films noirs qui poursuivent et développent l'univers du Doulos, à l'exception du troisième, qui clôt une trilogie sur l'Occupation entreprise avec Le Silence de la mer et poursuivie avec Léon Morin, prêtre. Cette œuvre, la plus aboutie, la plus tragique aussi, si elle évoque la Résistance, dont elle donne une représentation authentique et loin de toute imagerie, s'apparente, tant par son traitement esthétique que par le comportement de ses personnages, aux quatre autres.

La rigueur technique et dramaturgique, la fluidité d'écriture uniquement conditionnée par la scène, des trois précédents films, s'exercent ici sur un matériau qui vise de plus en plus à l'épure, voire à l'abstraction. C'est un monde clos, étrangement désert, peuplé de truands, dont certains se conforment à un curieux code d'honneur, et de flics, qui recourent souvent à des méthodes de voyous. Parfois liés par de singuliers rapports d'amitié ou de sympathie, ces deux groupes se livrent une guerre sans merci au cours de laquelle on supprime sans état d'âme quiconque fait obstacle au but que l'on poursuit tout en sachant que son atteinte peut être fatale. Chacun, ici, qui ne fait qu'aller et venir, semble condamné à ne pouvoir jouer qu'un rôle qui le conduira à la mort, le « destin » se chargeant de mettre les « victimes » et leur « bourreau » en relation.

On reproche alors à Jean-Pierre Melville de faire des films désincarnés, artificiels. Avec Contre-enquête, il semblait vouloir faire évoluer son œuvre dans une nouvelle direction. Mais une crise cardiaque le terrasse, à l'âge de cinquante-six ans, avant qu'il n'en ait commencé le tournage.

— Alain GAREL

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Écrit par

  • : critique et historien de cinéma, professeur d'histoire du cinéma

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Média

Jean-Pierre Melville - crédits : Sunset Boulevard/ Corbis/ Getty Images

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