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VERNANT JEAN-PIERRE (1914-2007)

La pensée et ses représentations

Cette histoire de la philosophie, que nous dirions aujourd'hui « pragmatique » (puisque la philosophie y est d'abord envisagée comme communication), était sous-tendue par un puissant intérêt pour les contenus sémantiques ainsi dégagés : quels rapports au temps, à l'espace, à la personne humaine, au langage, à la mort s'expriment à travers l'invention de nouvelles institutions et de nouveaux types d'œuvres ? L'unité de la culture n'était pas cherchée dans une identité « grecque », comme cela avait été le cas avec l'Altertumswissenschaft (« la science de l'Antiquité ») romantique, projet universitaire avorté qui s'est vite atomisé en disciplines érudites, mais dans une évolution conjointe des facultés psychiques et des représentations qu'elles produisent. Cette dimension sera plus explicite dans les très nombreux travaux sur le mythe, sur la tragédie et sur les images (Mythe et pensée chez les Grecs, 1965, Mythe et Tragédie en Grèce ancienne, avec Pierre Vidal-Naquet, 1974 et 1986, Figures, idoles, masques, 1990).

Jean-Pierre Vernant pouvait s'appuyer sur deux enseignements (et deux amitiés fidèles et étroites) : celui du psychologue Ignace Meyerson (1888-1983), pour qui les fonctions psychiques ne sont pas un donné mais une construction dont la nature est historique, puisqu'elles ne peuvent être comprises qu'en acte, à partir de ces objectivations que sont les œuvres et les institutions, qui sont toujours datées. Il y a bien une histoire de la mémoire, de la volonté, et donc du « moi ». Quant à l'helléniste Louis Gernet (1882-1962), historien et sociologue de formation durkheimienne, spécialiste du droit grec notamment, dont Vernant suivait le séminaire à l'École pratique des hautes études, il articulait l'étude des réalités collectives et celle des mécanismes mentaux. La moisson est immense. Au-delà des impulsions reçues (à la liste desquelles s'ajoutent Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss), Vernant a inventé un nouveau mode de déchiffrement, et, par là, de nouvelles questions. Dans sa lecture des textes, il part de l'hypothèse d'un sens, qui n'apparaît pas toujours en surface et qui ne constitue jamais pour lui une représentation figée, mais une activité.

Les débats les plus féconds qu'il a eus tiennent à la définition, toujours problématique, de cette activité ; en quoi est-elle individuelle ou collective ? Est-il nécessaire d'accorder la prédominance à un type d'activité (comme la politique), ou l'idée même d'homogénéité de la culture n'est-elle pas problématique ? Quand il lit le « Mythe des races » d'Hésiode (analyse, fondatrice, de 1960), il ne se contente pas de repérer sous le désordre apparent du texte le schéma des trois fonctions de Dumézil, mais rend compte de ce désordre en montrant comment Hésiode interprète, négativement, la fonction guerrière. Quand il repère, dans une étude de 1963, que l'espace s'organise à l'époque archaïque, avant la géométrie, entre centre fixe (Hestia) et mouvance (Hermès), il ne dégage pas seulement une structure, mais le cadre d'activités multiples, de recompositions ouvertes. Il ne se contente pas de reconstruire une « grammaire » du sens, des codes, mais la relation, chaque fois particulière, à ces codes, qui sont le lieu d'une activité symbolique changeante. Cela est particulièrement frappant pour la tragédie, qu'il traite non comme l'expression d'un concept (« le tragique »), mais comme une problématisation des tensions au sein de la culture athénienne, entre la tradition mythique faite du récit de crimes héréditaires et l'institution de tribunaux démocratiques. La tragédie est interprétée à partir de son contexte, l'évolution démocratique à [...]

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