RACINE JEAN (1639-1699)
L'univers racinien
La tragédie racinienne est diverse ; l'unité de la forme et du ton y recouvre une matière multiple. On peut y découvrir dès l'abord une unité négative : le tragique chez Racine s'est détaché de l'héroïsme. Il faut observer que la tragédie héroïque était en déclin dix ans déjà avant les débuts de Racine : Quinault, Thomas Corneille avaient souvent, sur la scène tragique, donné la place principale aux tendresses et aux infortunes de l'amour ; les « mourants » avaient succédé aux « glorieux ». Cette évolution préalable explique en partie le caractère du théâtre de Racine. Cependant, la séparation de la tragédie héroïque et de la tragédie tendre n'était pas toujours très nette. L'amour tendre, conforme à la tradition de la chevalerie et des romans, est fort compatible avec l'héroïsme. Cet amour, à sa façon aussi noble dans ses démarches que la plus haute générosité, fait naître chez le spectateur autant d'admiration que d'attendrissement. En somme, l'ancienne magnanimité héroïque et la tendresse à la mode s'unissaient à des doses variables dans un théâtre dont la fin principale continuait à être la représentation du beau moral. La tragédie développait toujours aux yeux du spectateur la belle humanité.
Racine et la tendresse
Dans quelle mesure en est-il encore ainsi chez Racine ? Sans doute, les personnages sympathiques ou nobles tiennent une grande place dans son théâtre. Trois personnages amoureux, touchants tous les trois, font à eux seuls toute la tragédie de Bérénice. Il n'est guère de pièce où ne figure un couple d'amants tendres et persécutés : Britannicus et Junie dans Britannicus ; Bajazet et Atalide dans Bajazet ; Xipharès et Monime dans Mithridate ; Hippolyte et Aricie dans Phèdre. Ces personnages, irréprochables dans l'amour, dignes dans les épreuves, courageux devant la mort, sont évidemment les héritiers des héros de la tragédie cornélienne. Mais ils en ont perdu le ton et l'allure. La beauté morale se fait discrète chez eux ; elle n'est pas montrée comme un prodige ; la vertu la plus rare affecte le langage de la nature : la dignité est pudeur ; le sacrifice est résignation. Racine s'en tient à une sorte de sublime voilé et retenu, qui constitue une des tonalités fondamentales de sa tragédie.
Cette nouvelle façon de peindre les beaux sentiments procède sans aucun doute d'un changement dans les mœurs. Dans la noblesse courtisane, le ton glorieux n'est plus de mise ; les beaux mouvements de l'âme cherchent une expression plus mesurée. À ce changement, la tragédie a gagné un accent de délicatesse qu'elle n'avait pas jusque-là, et, dans le sublime même, une séduction plus naturelle. C'est ce Racine à la fois noble et pudique, tendre et non plus glorieux, que l'ancienne critique a surtout admiré. Jusqu'à la fin du xixe siècle, pendant deux cents ans, c'est lui qu'on a célébré : ainsi ont fait Voltaire, Sainte-Beuve, Taine. C'est lui aussi que les romantiques ont répudié.
Racine et la violence
En même temps que la vertu change de caractère, sa place et son rôle dans l'univers cessent d'être ce qu'ils étaient. Elle n'y triomphe plus et l'iniquité n'est plus destinée à ployer devant elle et à recevoir ses leçons. Les rôles sont renversés : c'est la violence qui gouverne le monde et qui réduit les belles âmes à la condition de victimes. Aussi ne leur sied-il plus de parler trop, sous peine de paraître dérisoires. Si elles veulent garder au moins l'avantage de la lucidité, il faut qu'elles sachent leur impuissance : la tendresse, la plainte, un demi-silence sont désormais les caractères des grandes âmes. L'être menacé ou sacrifié, surtout la femme, devient dans ce théâtre le type même de la vertu : ainsi [...]
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Écrit par
- Paul BÉNICHOU : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire de littérature française à l'université Harvard
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