RENOIR JEAN
L'engagement politique
La représentation que chacun se donne de lui-même est liée à un autre « théâtre », celui de la société et de l'histoire. Dans un premier temps, la vision de Renoir se teinte d'anarchisme. Refusant une intégration sociale hypocrite, Boudu se laisse porter au fil de l'eau pour retrouver ses nippes et son état de clochard. Le héros de La Chienne, clochard à son tour, laisse volontairement condamner le souteneur innocent, du moins du meurtre dont il est accusé. Progressivement, sous l'influence de ses amis, dont son assistant, le futur réalisateur Jacques Becker, et frappé par l'émeute du 6 février 1934, Renoir devient un « compagnon de route » du Parti communiste. Il dirige le film de propagande collectif pour la campagne électorale du Front populaire, La vie est à nous (1936). De 1936 à 1938, il tient une rubrique très engagée dans Ce Soir, le quotidien de Louis Aragon. La Marseillaise (1937), fresque intimiste sur la Révolution française, est financée par une souscription lancée par la C.G.T. Renoir devient un cinéaste politique, tenté par le réalisme, voire le naturalisme, d'autant qu'il adapte Flaubert (Madame Bovary), Gorki (Les Bas-Fonds, 1936), Maupassant (Partie de campagne), et de nouveau Zola (La Bête humaine). Inspiré par un fait-divers, Toni marque le point extrême de ce qu'il qualifiera de « crise de réalisme aigu ». Tourné sur les lieux mêmes où vécurent les personnages, Toni inspirera le néo-réalisme italien, et Luchino Visconti figure parmi les assistants du cinéaste pour ce film. En 1935, Le Crime de M. Lange anticipe la sensibilité ouvriériste du Front populaire. Après la fuite du patron véreux, Paul Batala, des ouvriers fondent une coopérative afin de sauver leur entreprise. Un long panoramique dans la cour de l'immeuble où travaillent ouvriers, blanchisseuses et concierges accompagne le meurtre, par Lange, du crapuleux Batala revenu pour faire valoir ses droits. Comme le meurtre de l'usurier Kostilef par Pepel et les autres locataires du sordide dortoir des Bas-Fonds, l'élimination du mal représenté par le patron devient un acte collectif. Bien plus, le récit du geste de Lange se déroule devant une sorte de tribunal populaire improvisé dans un bistrot. Lange est autorisé, voire encouragé, à franchir la frontière pour fuir une justice de classe.
Dans La Grande Illusion, les mentalités des personnages importent plus que l'action apparente et spectaculaire. Le « réalisme intérieur » l'emporte sur le « réalisme extérieur ». Parmi ces prisonniers éloignés du combat, Renoir évoque, non sans nostalgie, à travers l'Allemand von Rauffenstein et le Français de Boïeldieu, l'héroïsme chevaleresque qui dominait l'esprit guerrier d'autrefois et qui est désormais révolu. Ce que confirmera, bien plus tard, Le Caporal épinglé (1962), réalisé à la lumière de la Seconde Guerre mondiale. La Grande Illusion n'oppose pas la solidarité de classe à la solidarité nationale, puisque l'aristocrate de Boïeldieu se sacrifie pour favoriser l'évasion du mécanicien Maréchal et du riche juif Rosenthal. Comme dans La Marseillaise, le film formule une aspiration à « la réunion des hommes » plus que l'idée d'un « peuple » seul porteur d'avenir.
C'est en plein cœur de cette période engagée, en 1936, que Renoir réalise Partie de campagne (monté en 1946), chef-d'œuvre de finesse sur la gravité des élans les plus légers et subtils du cœur. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, La Règle du jeu se présente comme un « drame gai » très librement inspiré de Marivaux et de Beaumarchais. Plutôt que de reprendre à son compte le schéma d'affrontement « classe contre classe » cher aux marxistes, Renoir, convaincu du caractère inéluctable de la guerre, montre comment ceux qui constituent[...]
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
Classification
Médias
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