BACH JEAN-SÉBASTIEN (1685-1750)
Les deux natures
Comme l'a remarquablement formulé Debussy, « dans la musique de Bach, ce n'est pas le caractère de la mélodie qui émeut, c'est sa courbe ». La plasticité de la musique de Bach est la caractéristique majeure de son génie, et il n'est d'interprète qui ne doive avant tout y penser. Si on lui ôte ce plaisir des courbes diversifiées à l'infini, ce délice du méandre, l'horreur innée de la droite – tout un groupe de musiciens et non des moindres le louèrent d'être « carré » et « anguleux », tant ils le lisaient de près ! –, on manque complètement l'aspect le plus extraordinaire de son génie. En ce sens, Beethoven est son plus glorieux opposé. Mais l'extrême virilisation de l'art de ce dernier souffre d'un manque, et l'élément féminin n'y parvient pas à maturité. Cela ne peut du reste gêner que ceux qui aiment à contempler en une œuvre une double polarisation harmonieuse plutôt que des déséquilibres héroïques. Toute une morale des profondeurs que l'on peut demander aux arts se dégage de là. L'analyse des seuls graphiques de Bach montre aisément le jeu des forces proportionnelles et combien les pulsions ascendantes, par exemple, sont contrebalancées par les descendantes, les deux parvenant toujours ou presque à établir une moyenne. C'était, du reste, pour Bach, une règle du beau et bon style. Trop d'agression virile – ce que l'on savait déjà fort bien au temps d'Avicenne – crée des excès et des défectuosités caractérielles, si ne les compensent pas les contreparties du don de soi et de l'attendrissement « féminin ». À simplement regarder une partition de Bach, on voit jouer ce balancement admirable et cette sur-raison, et l'on comprend aussitôt ce que Debussy admirait. Aussi pourrait-on dire que la musique de Bach aime à visiter les courbes. Il n'a pas l'effroi du labyrinthe, bien au contraire il en a le plaisir. C'est que, Dédale lui-même, il se joue de ce qui peut devenir pour les autres un redoutable emprisonnement. S'il a boudé l'époque galante, dont il connut la première vague, c'est qu'il ne pouvait être dupe de la sclérose et du dessèchement qui s'y manifestaient sous d'apparentes simplifications. À fuir cette écriture quasi végétale, cet art des rapports subtils, la véritable force de l'esprit se dégradait, et sa liberté et sa profonde élégance. Nous le disions plus haut : l'harmonie a beaucoup perdu en perdant l'art du contrepoint de Bach ; et s'il est vrai que Bach perdure, il se peut que, plus qu'aucun autre, il nous oblige à remettre en question les « fatalités irréversibles de l'histoire ». Car, de la même manière qu'il put lui-même instaurer son temps propre, au centre du temps extérieur – qui, dit-on, gouverne les modes et les styles –, il est vrai, en conséquence, qu'il nous est possible d'objectiver nos raisons, jusqu'à ne point les laisser s'assujettir à ce qui ne participe pas, essentiellement, de nos profondeurs véritables. Possibilité que Bach démontra d'abondance.
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Écrit par
- Luc-André MARCEL : compositeur, inspecteur principal de la musique au ministère de la Culture, Paris
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