BACH JEAN-SÉBASTIEN (1685-1750)
Technique d'une transcendance
Les grands musiciens, et les plus savants, sont les plus abondants. Disons qu'ils possèdent l'art de jeter sur le papier l'essentiel. Ils ignorent la pathologie de la lenteur. Ainsi, il apparaît que Bach est un anti-Boileau ; du moins du précepteur avide d'un faux bon sens :
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage...
Ce sont là des formules dont les morales dérivées des tyrannies vulgaires aiment à se nourrir. Beauté exigerait douleur. Ce à quoi Bach eût répondu, ce que son œuvre et son art de la pédagogie démontrent : « Apprenez à marcher sans vous tordre les chevilles ! » ou encore : « Délivrez-vous des nobles bégaiements ! »
Il disait devant des personnes que son art de faire étonnait : « J'ai beaucoup travaillé. Quiconque travaillera comme moi pourra faire ce que je fais. » Où l'on constate combien, au-delà du sourire malicieux, régnait un solide bon sens, délivré des tabous paralysants et soucieux de saines expériences. Bach respire aisément à haute altitude. Tant il est habitué au don permanent de l'expression de soi qu'il n'y prend pas garde. C'est ainsi que, le plus souvent, il laisse couler sur le papier (ce que les premiers jets dévoilent) fugues et sonates. Il n'y revient pas et les ratures sont rares. Son art de la correction est différent de celui de la plupart : il comporte moins de retouches (au sens où l'entendent les peintres) que de repentirs, accentuant la fraîcheur d'une courbe ou rendant un rapport plus subtil. Bach se corrige peu sur-le-champ. Ce n'est que passé un temps plus ou moins long, et selon le hasard d'une relecture, qu'il se plaît à modifier un texte plus ancien. Tout se passe donc comme s'il avait appris à se désentraver de toute gêne. En ce sens, Mozart est proche de lui, disant : « Le difficile est de dénouer un fil sans le rompre. » Bach se fait confiance. C'est le premier des apprentissages. La maîtrise vient lorsque la ligne, qui se déroule au ralenti – puisque l'écriture est plus lente que la pensée –, est en conjonction parfaite avec la secrète exigence intérieure. Cela demande une collaboration très juste des facultés qui régissent une création.
C'est ici où l'on pourrait repenser toute l'histoire de la musique et des arts : il y a ceux qui veulent régir leur musique, et ceux qui veulent que leur musique les régissent. Beaucoup de révolutions, et souvent malheureusement, sont nées des premiers : et l'on peut dire que les seconds obtinrent les plus heureuses synthèses. C'est le cas de Bach. Car il est très évident que les premiers sont menacés par l'excès du subjectivisme passionnel – lequel détermine à l'ordinaire les grandes modifications dans l'ordre des syntaxes et de leurs conséquences psychologiques. Tandis que les seconds, devant endosser leur temps et les contradictions qu'il comporte, apprennent à se laisser régler par l'ensemble de leurs facultés. Le travail consiste alors, par une longue interaction entre désir et conscience claire, à éliminer, comme on l'a dit, tout ce qui entrave la qualité profonde des pulsions créatrices. Où l'on voit que la déesse de la Bonté ne règne pas dans les conservatoires... Ni le goût des « fertilités heureuses » ! Et, si nous voyons, au cours des siècles, tant de révolutionnaires d'apparat se situer si ingénument au rang des policiers, cela ne doit pas nous surprendre. Ils ne sont que les fils de leurs pères... et pas davantage. Mais leurs préceptes compensateurs sont commodes et brillent dans les salons.
On peut s'interroger sur la façon dont Bach travaillait. Il l'a dit lui-même : « Il en va pour le contrepoint comme d'une conversation entre plusieurs personnes. » Il suffit de commenter la phrase pour voir se défaire ce nœud gordien.[...]
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Écrit par
- Luc-André MARCEL : compositeur, inspecteur principal de la musique au ministère de la Culture, Paris
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