STAROBINSKI JEAN (1920-2019)
Au même titre que Jacques Derrida ou Michel Foucault, Jean Starobinski fut une personnalité aussi essentielle que prestigieuse du monde intellectuel contemporain. Pour recevoir le titre de docteur honoris causa de nombreuses universités européennes et américaines, il faut bénéficier d'une solide réputation ainsi que de l'estime des cercles universitaires. Mais se voir consacrer des numéros spéciaux de revues comme le Magazine littéraire ou Critique, être salué par des écrivains comme Yves Bonnefoy ou Michel Butor, être régulièrement récompensé depuis 1954 par des prix aussi divers que le prix Pierre de Régnier de l'Académie française (1972), le prix international Balzan (1984), le prix Goethe à Hambourg (1984), le Karl Jaspers-Preis à Heidelberg (1999) ou le prix de la Fondation pour Genève (2010), être membre de multiples académies, ou même faire l'objet de colloques (2001) ou de monographies (2004) sont autant de témoignages que cette réputation s'est étendue bien au-delà de ces cercles.
La relation d'empathie
De parents d'origine juive polonaise installés en Suisse depuis 1913 et médecins, Jean Starobinski est né le 17 novembre 1920 à Genève (il sera naturalisé en 1948). Grâce à Marcel Raymond, il rencontre Pierre Jean Jouve qui s'est réfugié à Genève en 1941. Il lit alors Kierkegaard, traduit Kafka. Comme il le dit en 1957 : « sans la chance qui m'a fait naître à Genève, j'aurais disparu à vingt-deux ans dans un four crématoire. J'ai l'indécence de le rappeler quelquefois à ceux qui m'y eussent envoyé et qui, aujourd'hui, devenus des agneaux, jouent les persécutés ou les originaux ». Docteur ès lettres en 1957 (Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle), puis docteur en médecine en 1960 (sa thèse Histoire du traitement de la mélancolie donnera lieu en 2012 à l’essai L’Encre de la mélancolie) après avoir été Assistant Professor (1954-1956) au Department of Romance Languages de la Johns Hopkins University (Baltimore) où il fréquente Leo Spitzer et Georges Poulet, il devient professeur d'histoire des idées à l'université de Genève (1958-1985), puis professeur extraordinaire et professeur ordinaire (1964-1985) de littérature française dans la même université. Chargé en même temps de l'enseignement de l'histoire de la médecine en faculté de médecine (1966-1985), il sera vice-président de la Société suisse d'histoire de la médecine (1983) et président d'honneur de l'European Association for the History of Psychiatry (EAHP ; 1994). De 1964 jusqu'en 1996, il préside les Rencontres internationales de Genève qui favorisent la confrontation d'idées entre les spécialistes universitaires et un public plus large.
Jean Starobinski possède donc une double compétence (médecine et littérature), ainsi que quelques autres, comme le rappelle Michel Butor : « Peu d'hommes sont à la fois historien de la médecine, historien de la littérature et excellent pianiste. » Historien de la médecine ? assurément. Spécialiste de la littérature française ? il est tout aussi bien comparatiste. Critique ? le mot est trop restrictif, puisque Starobinski commente des œuvres, entreprend des enquêtes sur des notions ou des concepts (il est historien des idées et des mots comme on le voit avec Action et réaction, 1999), développe des idées d'ordre esthétique (à propos de la littérature, mais aussi de la peinture ou de la musique) et formule une théorie des limites de l'interprétation. Spécialiste du xviiie siècle, comme en témoignent ses livres ou ses articles sur Rousseau, Diderot, Montesquieu, Voltaire, Chénier, Madame de Charrière, ou les volumes L'Invention de la Liberté (1964) et Les Emblèmes de la raison (1979), il a également des centres d'intérêt très contemporains : les œuvres[...]
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Écrit par
- Jean-Louis LEUTRAT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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