STAROBINSKI JEAN (1920-2019)
La distance critique
Starobinski appartient à ce qu'on appelle l'« école de Genève », qui regroupe des personnalités aussi différentes que Georges Poulet, Marcel Raymond, Jean Rousset... Aucune méthode commune entre eux mais, comme on l'a noté, un même principe tenant à un ethos : « la perception subjective, la relation d'empathie d'un homme et d'une œuvre » (Michel Jeanneret). Starobinski, pendant les années de ce qu'il appelle « les tyrannies méthodologiques » ou « les totalitarismes interprétatifs » (c'est-à-dire environ pendant les années 1970) a montré une autre voie que celles qui prévalaient alors, et il s'est bien gardé de descendre dans l'arène pour prendre part aux combats autour de la « nouvelle critique » et du structuralisme. Cependant, son livre sur Rousseau était alors tout aussi novateur que celui de Barthes sur Racine. S’il prend ses distances à l’égard des textes qui découvrent dans l'œuvre qu'ils analysent les présupposés de leur théorie, il revendique en revanche un « style d'interprétation ». Il faut accepter aussi, comme il le dit, que le commentaire, « si éclairant qu'il soit, [doive] se faire oublier » et relancer vers des « horizons nouveaux », de nouvelles opacités. Au mieux, « les formules de méthode ne seront à tout prendre que la légitimation (ou la critique) des chemins parcourus ». Elles viennent après coup rationaliser et mettre de l'ordre artificiellement ; elles figent a posteriori ce qui était d'abord élan et mouvement.
Jean Starobinski prévient contre toute attitude dogmatique afin de mieux prôner une fidélité au mouvement de l'œuvre : « Un travail s'accomplit en moi par le déroulement du langage de l'œuvre. J'en possède la certitude immédiate ; mon émotion, mes sensations intérieures en marquent fidèlement le profil actuel de l'œuvre. Toute description ultérieure doit garder la mémoire de ce fait premier, pour lui apporter si possible une clarté supplémentaire. » Afin de restituer le mouvement de l'œuvre, il faut la déplier, la mettre à plat, non pour l'autopsier mais pour établir une cartographie des lignes dynamiques, des processus et des chemins. Starobinski sait toujours adopter la distance qui convient à l'égard des textes ou des œuvres dont il parle.
Jean-Jacques Rousseau reste celui dont il a ausculté continûment l'œuvre depuis la thèse de 1957 jusqu'aux essais qui composent Accuser et séduire (2012), en passant par l'édition critique de l'Essai sur l'origine des langues de 1990. Cette permanence témoigne d'une attirance pour une personnalité passionnante dont les livres ouvrent sur l'avenir : « Cette œuvre qui commence comme une philosophie de l'histoire s'achève en “expérience existentielle”. Elle annonce à la fois Hegel et son contradicteur Kierkegaard. Deux versants de la pensée moderne : la marche de la raison dans l'histoire, le tragique d'une recherche du salut universel. » Ces anticipations antagonistes séduisent Jean Starobinski. La beauté de son travail réside dans une conception d'ensemble (résumée dans le sous-titre fameux, « La Transparence et l'obstacle », dont les termes antithétiques organisent la pensée de Rousseau) qui va être finement modulée au gré des ouvrages et dans des analyses de détail. Ainsi, dans La Relation critique de son commentaire du dîner de Turin dans les Confessions, approche d'une rare délicatesse.
Il est une dimension éthique du travail de Jean Starobinski qu'a très bien décrite Carlo Colangelo dans la monographie qu'il lui a consacrée et qu'il rattache justement « aux images et aux gestes de la “largesse” » qui intéressent tant Starobinski qu'il en a fait le sujet d'une exposition présentée au musée du Louvre en 1994.[...]
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Écrit par
- Jean-Louis LEUTRAT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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