TARDIEU JEAN (1903-1995)
Qui souhaite la reconnaissance officielle et la légitimation universitaire doit bannir l'humour, qui classe dans la catégorie des amuseurs, mal venus au panthéon littéraire. C'est à bon droit que Tardieu s'irrite, dans On vient chercher M. Jean (1990), de ne voir associer son nom qu'à sa pochade Un mot pour un autre (1951), ce qui a pour effet d'occulter une entreprise poétique et littéraire considérable. Ni surréaliste ni dramaturge du “nouveau théâtre”, ni lettriste ni oulipien, rien de tout cela et pourtant tout à la fois, Jean Tardieu prend place parmi les écrivains majeurs de son temps.
Né en 1903 à Saint-Germain-de-Joux dans l'Ain, dans une famille d'artistes (un père peintre, une mère musicienne), Jean Tardieu a toujours vécu au contact de l'émotion esthétique, dans le monde des formes musicales, picturales ou littéraires. À dix-sept ans, une crise schizophrénique grave, qui se manifeste par des troubles du langage, laisse les traces d'une angoisse existentielle, qui est peut-être à la racine de son travail sur le pouvoir fascinant et la tragique faiblesse des mots. Son enfance et sa jeunesse, passées dans l'appartement bourgeois de la rue Chaptal, à Paris, lui font rencontrer Fauré et Saint-Saëns. Très jeune, il fréquente les Entretiens d'été de Pontigny, et il n'a pas vingt-cinq ans quand Paulhan lui permet de publier à la N.R.F. ses premiers poèmes (Fleuve caché), où déjà se lisent, dans des textes très courts, le soupçon sur soi, la menace indistincte qui plane sur le sens, l'incohérence des manifestations et des disparitions de l'être, le besoin de donner forme à l'informel. Le même climat se retrouve dans Accents (1939), Le Témoin invisible (1943), Jours pétrifiés (1947), Monsieur Monsieur (1951), ou plus tard dans le recueil L'Accent grave et l'accent aigu (Poèmes 1976-1983).
Concilier les contraires, dire “l'obscurité du jour” : on pense au surréalisme, mais l'absence d'esprit de sérieux de Jean Tardieu lui fait éviter l'adhésion au groupe d'André Breton. Sa modernité emprunte d'ailleurs des voies plus neuves. Il a la quarantaine quand il commence une carrière radiophonique : il participe aux émissions clandestines de la Résistance et, à la Libération, il est directeur des émissions dramatiques de la R.T.F., avant d'être nommé directeur des programmes de France-Musique qu'il lance avec Marius Constant. Sa passion de la musique, il la transpose dans des textes de théâtre qu'il conçoit comme des partitions (Conversation-Sinfonietta ; L'ABC de notre vie), et la contemplation créatrice de la peinture l'amène à une critique d'art empreinte de poésie (ces textes seront réunis en 1993 dans Le Miroir ébloui). L'exploration incessante des mystères du langage, de sa sonorité, de sa texture, est multiforme. Au théâtre, cette “grande machinerie mentale et physique”, il donne des œuvrettes faussement simples, des “drames éclair”, où le rire poétique, la litote, la pudeur qui fuit la métaphore suspecte de trahir le lyrisme ne rompent pas néanmoins avec le franc burlesque ou le modèle moliéresque, tout en évoquant Ionesco, Adamov ou Pinget. L'essentiel de sa production théâtrale est rassemblé dans les volumes de La Comédie du langage, La Comédie de la comédie, La Comédie du drame, puis dans les quatre volumes du Théâtre (1955-1984). La prose du Professeur Froeppel (1978) engage l'incessante interrogation sur le langage : la structure en miroir brisé, qui voisine avec la cocasserie, naît de “l'effarement” devant le spectacle de l'être.
Si les choses parlent mais ne disent rien, si “l'expérience du moi” ne correspond pas à l'image de soi, si le singulier ne sait déchiffrer que la dispersion, le scandale peut alors advenir : le néant prend le[...]
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Écrit par
- Michel P. SCHMITT : professeur émérite de littérature française
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