VIGO JEAN (1905-1934)
Un cinéma surréaliste
Vigo tourne sans producteur son premier film, À propos de Nice (1930), dans le sillage de la « deuxième avant-garde » que caractérisent ses préoccupations sociales et ses liens avec le surréalisme. S'inspirant des théories du ciné-œil défendues par Dziga Vertov, Vigo propose un documentaire social propre à « nous dessiller les yeux ». Le réel saisi à l'improviste fournit les matériaux que le cinéaste interprète afin d'élaborer un « point de vue documenté ». Mais dans le point de vue que Vigo prend sur Nice comptent moins la thèse ou le témoignage que la passion de l'artiste. Le constat ne s'élève au pamphlet que parce qu'il est l'expression quasi viscérale du refus moral de l'auteur. Après ce rejet total d'une société « qui s'oublie jusqu'à vous donner la nausée », Zéro de conduite (1933) dénoncera cette société à l'œuvre (à Nice, elle se divertissait), produisant dès le collège l'humanité aliénée dont elle a besoin. Il dira aussi l'explosion lyrique de la révolte des purs, l'éternelle certitude de l'enfance qui se sait destinée à posséder le monde. Puis viendra L'Atalante(1934), dont la péniche glisse encore « sur les eaux glacées du calcul égoïste », mais où un phalanstère de travailleurs, à la haute lueur de l'amour fou et du rêve, maintient vivant l'esprit d'enfance parmi les hommes, contre la société.
Si l'ambition majeure du surréalisme est d'atteindre « ce point de l'esprit d'où le réel et l'imaginaire [...] cessent d'être perçus contradictoirement », on peut dire sans grand risque d'erreur qu'il n'y a pas de cinéma surréaliste (pas même celui de Luis Buñuel chez qui le fantastique n'est jamais tout à fait le réel) en dehors des films de Vigo. Dans Zéro de conduite, dans L'Atalante, le quotidien et le rêve (qui n'est pas cette fable, ce « cinéma » que l'inconscient produit en tout dormeur, mais cet espace, ces promesses illimitées, cet absolu que le monde ouvre à l'enfance et à l'amour), le réel et l'imaginaire sont vécus simultanément, dans l'indistinction et sans qu'on puisse discerner leur point d'articulation. Cette identité, de plus, y est perçue sur la peau sensuelle du monde, dans une qualité de présence que même un Jean Renoir atteindra rarement.
Les hideurs, les outrances corporelles de À propos de Nice, de Zéro de conduite pouvaient laisser supposer chez Vigo, lui-même intimement marqué, menacé dans sa chair, quelque profond malaise, un « catharisme » incapable de consentir à la condition charnelle commune. Mais L'Atalante, par-delà les manichéismes rigides de l'enfance, réintègre la beauté « dans une âme et un corps ». L'enfant qui n'était pas au monde, le voici enraciné dans le monde des hommes, avec « un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre » : la révolution et l'amour. Le milieu clos de Zéro de conduite éclatait sous la poussée de la révolte ; le milieu clos de L'Atalante est tout près de contenir l'univers.
On insiste parfois sur la solitude de l'œuvre de Vigo, demeurée dit-on sans postérité. C'est une vue courte. La modernité de Vigo, écrivant ses films en plans continus, les bâtissant par grandes scènes autonomes, sans souci d'une progression étroitement dramatique, ajoutant à une photogénie visuelle – qui transfigure le réel sans le dénaturer – une photogénie des dialogues par laquelle les mots redeviennent matière sonore, musique ou poèmes, commande à tous les « nouveaux cinémas » apparus de par le monde. Son art, inimitable, reste inimité, mais sa présence reste féconde.
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Écrit par
- Barthélémy AMENGUAL : critique et professeur de cinéma
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