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JEANNE DIELMAN, 23, QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES

Chantal Akerman en 1985, sous l’affiche de son film <em>Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles</em> - crédits : Marion Kalter/ AKG images

Chantal Akerman en 1985, sous l’affiche de son film Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) est le sixième film de la cinéaste belge Chantal Akerman (1950-2015). C’est aussi son film le plus ambitieux – et le plus long, 3 heures et 21 minutes –, réalisé avec la complicité de Delphine Seyrig, actrice chevronnée et féministe active, et une œuvre majeure de la modernité cinématographique. La cinéaste se cherche encore, tâtonnant entre une autofiction à dimension documentaire (Saute ma ville, 1968 ; Je, tu, il, elle, 1974) et un cinéma expérimental inspiré par l’œuvre du Canadien Michael Snow (La Chambre, 1972 ; Hôtel Monterey, 1972). La directrice de la photographie, Babette Mangolte, a collaboré avec Marcel Hanoun, Yvonne Rainer, Michael Snow. Dans le documentaire Chantal Akerman par Chantal Akerman (1996), produit par Janine Bazin et André S. Labarthe, la cinéaste donne des clés sur son propre parcours : « Il faut une forme, un concept, un dispositif avant de se lancer dans un projet. »

La vie ordinaire

Akerman et Seyrig se rencontrent au festival de Nancy en 1974. L’actrice, qui a tourné avec Alain Resnais, François Truffaut, Marguerite Duras, Joseph Losey ou Luis Buñuel, cherche à travailler avec des réalisatrices pour modifier l’image de femme un peu altière de L’Année dernière à Marienbad (1961). Le scénario de Jeanne Dielman se présente comme une nouvelle : « J’ai écrit le tout en quinze jours et tout, tout était écrit, c’était presque écrit comme un nouveau roman, chaque geste, chaque geste, chaque geste » (bonus du DVD Criterion 2009). Ce texte va se déployer sous la forme d’une construction cinématographique sophistiquée où le sujet humain, les décors, la gestion du temps et la quotidienneté deviendront des protagonistes à parts égales.

Le film, qui débute le mardi en début de soirée et s’achève le jeudi à la même heure, couvre une durée de trois jours incomplets (seule la journée du mercredi montre la protagoniste de son lever à son coucher). Il s’attache aux gestes de Jeanne, veuve quadragénaire, ménagère, mère d’un adolescent, Sylvain, et prostituée occasionnelle. Il s’articule en deux mouvements : la description d’un monde répétitif et clos sur lui-même qui donne à Jeanne son équilibre apparent, construit avec patience ; et la rupture de cette mécanique protectrice qui entraîne la dérive du personnage. Le premier, qui va de l’ouverture à l’arrivée du deuxième client, décrit un quotidien normé, programmé, sans défaillance de Jeanne : accueillir le client, prendre son argent, se laver, dîner avec son fils, sortir faire un tour, revenir et se coucher ; se lever le matin, réveiller Sylvain, manger seule un sandwich, aller faire des achats, rentrer et se préparer pour la visite. La deuxième boucle va gripper la mécanique bien huilée qui dispensait Jeanne de se confronter à elle-même. Une suite d’incidents ont lieu : Jeanne a passé plus de temps avec le deuxième client, les pommes de terre sont trop cuites, elle sort se réapprovisionner, la promenade nocturne avec Sylvain a failli être annulée vu l’heure tardive. Le jeudi matin, Jeanne se lève plus tôt, et tout se dérègle. Elle a du mal à réveiller l’adolescent, les magasins sont fermés lorsqu’elle sort faire des achats. Elle ne sait plus comment gérer ce temps « de trop », elle essaie d’être elle-même, mais n’y arrive plus. On la voit rester de longues minutes absente et sans défense. Privée de ses rituels, Jeanne redevient une femme et éprouve du plaisir avec le dernier client. Elle se souvient probablement de son mari qu’elle n’a pas aimé, de son fils qui ne fait strictement rien et dont elle cire les chaussures. Redevenir une ménagère en toute conscience est au-dessus de ses forces et elle tue l’homme. C’est alors l’attente et le vide.

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Chantal Akerman en 1985, sous l’affiche de son film <em>Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles</em> - crédits : Marion Kalter/ AKG images

Chantal Akerman en 1985, sous l’affiche de son film Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles