EUGENIDES JEFFREY (1960- )
Une saga familiale
Traduit dans une trentaine de langues et couronné par le prix Pulitzer, Middlesex (2002) ne manque pas de surprendre par l’ampleur des enjeux brassés en quatre parties, dans une épopée originale qui mêle famille, société et réflexion philosophique. Jouant d’emblée des cultures grecque et américaine et du changement de sexe, la figure de l’hermaphrodite, ici, va de soi. Mais avant que la jeune Calliope ne se mue en Cal, il y a l’histoire d’une émigration à parcourir, celle de la grand-mère, Desdémone. Partie de Grèce où sa famille a un élevage de vers à soie sur les pentes de l’Olympe, puis fuyant Smyrne embrasée et pillée par les Turcs en 1922, elle est, à son arrivée aux États-Unis, épouillée et vaccinée à Ellis Island, accueillie à New York par une Grecque de l’Antiquité, la statue de la Liberté. Tout le roman, qui court sur trois générations, s’inscrit ainsi sous le signe du cocon et de la métamorphose. À la fin, Cal, qui est désormais devenu l’homme de la maison, garde la porte : « Le vent soufflait sur mon visage byzantin, qui était celui de mon grand-père et de la petite Américaine que j’avais été. »
Middlesex est une saga familiale, foisonnante, bien construite, qui tient du conte et de la réalité. Jeffrey Eugenides entraîne le lecteur dans un labyrinthe qui fait la part belle à la mobilité dans l’espace – le narrateur passant de Detroit à Berlin puis à San Francisco – et le temps, où défilent aussi bien les premières voitures des usines Ford que les fûts de contrebande de la prohibition. De faux papiers en fausse identité et en faux sexe, de double naissance à double genre, tout y est, avec brio et ironie. Les noms propres ajoutent leurs facéties et leur logique. On s’appelle Cal comme Californie, ou Milton, ou bien Chapitre Onze, du nom d’une procédure de banqueroute. Eugenides, avec verve et humour, tient son pari : « commencer comme une narration héroïco-épique, qui devient peu à peu plus réaliste, plus psychologique ». Si l’inceste initial des grands-parents amène à interroger la génétique, la lignée vit finalement en paix après les errances mouvementées. Cette trajectoire réaffirme la persistance du libre arbitre, tout comme la liberté de se choisir. Le romancier rend ainsi hommage au symbole même du rêve américain qui continue de croire que chacun peut changer son destin.
Des œuvres habitées par une telle ambition exigent qu’on leur consacre du temps : près de dix ans pour chaque gros roman d’apprentissage. « Voyons d’abord les livres », ainsi s’ouvre LeRomandumariage(2011), invitation à une odyssée de bibliothèque dans une chambre d’étudiante, au début des années 1980. Au dehors, il y a la vie, la « hiérarchie sexuelle de l’université » et quelques illusions à perdre. Si Eugenides respecte bien sûr le triangle classique – une jeune fille entre deux amoureux empressés, Madeleine, Leonard et Mitchell –, c’est pour mieux le prêter à ses savantes déformations. Dès lors le lecteur jubile, passant de la quête forcenée du mariage chez l’ironique Jane Austen à l’analyse des Fragments d’undiscoursamoureux de Roland Barthes, dont l’auteur apprécie particulièrement le charme. Il en résulte un mélange qui allie les saveurs surannées de la littérature anglaise et les joutes de la French Theory, un régal d’humour assaisonné d’une pincée d’autobiographie, grâce aux séjours en Inde et en France, et aux souvenirs personnels des émotions étudiantes à Brown. Y a-t-il un colloque sur les victoriennes ? « Ils parlaient des vieux bouquins qu’elle adorait, mais d’une façon nouvelle », et Madeleine se régénère et s’enhardit dans ses aspirations. Ce roman a tout pour plaire au public français par sa référence feutrée au bovarysme, les citations de Barthes, le détournement de la question du mariage telle qu’elle est traitée par les romancières[...]
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Écrit par
- Liliane KERJAN : professeure des Universités
Classification
Média