BENTHAM JEREMY (1748-1832)
Jeremy Bentham a connu la grande crise révolutionnaire qui transforma l'Europe. Son œuvre, trop souvent et très injustement oubliée, est une des sources idéologiques de la grande pensée bourgeoise du xixe siècle. Bien qu'il eût reçu une formation juridique complète, il refusa de devenir avocat : les contradictions, les incertitudes du droit, la confusion de la jurisprudence étaient incompatibles avec le souci de rigueur dont son œuvre devait donner toute la mesure. En un mot, ce qui suscite la vocation intellectuelle de Bentham, c'est l'insupportable contradiction entre la réalité de la société et les expressions juridiques des rapports entre les hommes. Le marché et le tribunal doivent aller de pair : les mêmes lois (au sens scientifique et newtonien) en déterminent le cours. Bentham a donné la théorie la plus cohérente des exigences économiques et juridiques de la société bourgeoise moderne : la justice, fonction sociale liée aux infractions, à des règles dont le fondement est en dernière instance économique, doit répudier les modalités féodales et leurs variantes monarchiques. La justice ne doit plus se rendre au nom du roi ou au nom de Dieu, mais par référence explicite aux nécessités objectives des rapports humains. La réification est la loi même de l'activité humaine : l'économie libérale est fondée sur la concurrence des producteurs qui entrent en rapport sur le marché et qui n'existent les uns pour les autres que sous la forme visible et mesurable de la marchandise ; en conséquence, les fondements mêmes du droit pénal, du droit civil et de la morale elle-même doivent être reconsidérés.
Le principe de l'utilité
Les premiers travaux de Bentham sont déjà portés par les exigences de sa conception de l'économie. Les juges seront des fonctionnaires amovibles, ce qui traduit dans la société civile la mobilité sociale introduite par l'industrie naissante ; l'accusation et la défense seront publiques, elles seront comme le marché de la pénalité ; il n'y aura pas de jury en matière civile, mais identification des professions d'avoué et d'avocat, codification des lois. Autant de mesures qui ont pour but d'aligner la justice sur les lois du fonctionnement réel de la société.
Bentham se devait de dégager le principe unique qui est à la racine de ses considérations juridiques et administratives. Ce qu'il fit avec netteté. S'il est vrai que les phénomènes moraux et juridiques doivent être traités comme des choses mesurables, cela signifie qu'on fera abstraction des justifications que les consciences se donnent de leur existence et de leur dessein ; un sujet se définira par ses actes qui sont la face objective de ses projets et de ses désirs. Comment alors apprécier et mesurer une action ? Par sa corrélation avec d'autres actions et par ses effets sur les autres acteurs. Prise isolément, une action est absolument indifférente ; elle n'a valeur et sens que par ses conséquences ; la différence entre deux actions s'apprécie par l'utilité ou par la nuisance de leurs conséquences respectives. Il faut chercher le critère de cette utilité ou de cette nuisance dans l'affection de plaisir et de douleur du sujet individuel. Cette considération est capitale : Bentham voit bien que l'utilité est toujours définie socialement, mais qui pourra sans sophisme prétendre définir au nom de la société ce qui est utile et ce qui est nuisible ? Tout comme l'économie libérale prend pour unité réelle le producteur individuel et combine ensuite les produits des producteurs individuels sur le marché, distribuant ainsi en retour avantages et faillites, Bentham mesure l'utilité d'une action par le surcroît de bonheur ou le décroissement de malheur qu'elle apporte dans le système des échanges de plaisirs et de douleurs[...]
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Écrit par
- Pierre TROTIGNON : professeur à l'université de Lille-III
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