BENTHAM JEREMY (1748-1832)
De l'individu à la société ou la sanction « automatique »
Bentham n'est pas naïf au point de croire que tous les hommes recherchent au même instant le même plaisir. Peu importe que nous connaissions ou non toutes les raisons passées de leurs différences, l'essentiel est d'être capable d'analyser exactement leurs déterminations présentes. Le savoir vrai n'est pas la totalité des phénomènes, mais la compréhension différentielle de leur production instantanée. Reprenant les analyses de Helvétius et de Priestley, en les précisant et en les affinant, Bentham établit une liste de qualités mesurables qui permet de situer un plaisir dans ses relations avec les autres. Un plaisir se mesure par des caractères intrinsèques (durée, intensité), une double probabilité (certitude, proximité), sa fécondité, sa pureté et sa possibilité d'extension et de partage avec d'autres hommes. Ensuite, il faut considérer que deux plaisirs qui seraient identiquement mesurés, selon ces critères combinés, peuvent appartenir à deux domaines sensoriels différents (le goût et l'ouïe, par exemple) : l'argent sera la mesure abstraite de plaisirs hétérogènes, tout comme il est mesure abstraite dans les échanges économiques. Il faut enfin – troisième moment de l'analyse – considérer les différences de situation des agents : le tempérament, l'état de santé, la fermeté du caractère ou sa mollesse, les habitudes déjà prises, l'intelligence, et comme la loi ne peut entrer dans le détail infini des individualités, il conviendra d'établir un jeu de critères applicables aux individus, tout comme on en avait établi un pour déterminer la valeur d'un plaisir : le sexe, l'âge, l'éducation, la profession, le climat, la nature du gouvernement établi, le poids des opinions religieuses permettent de mesurer à la fois la nécessité qui détermine un individu à agir en tel sens et la congruence de l'action et des exigences sociales. Bentham, fidèle au projet scientifique qui est le sien, pense en effet qu'il faut remplacer l'idée d'une harmonie (ou d'une opposition) de l'intérêt individuel et de l'intérêt collectif par l'invention d'une méthode unique qui permettrait de rendre compte à la fois des actions moléculaires des individus et des normes molaires de la cité. Les questions traditionnelles de la légitimité, du droit de punir, de la proportionnalité des fautes et des peines sont ainsi renouvelées, et toujours sur le modèle de la sanction économique dans un régime de concurrence libérale. Toute action comporte nécessairement pour l'individu, et par le pur jeu de ses effets composés, sa propre sanction. Cette sanction peut être naturelle (accident matériel, maladie), morale (c'est-à-dire manifestée par l'opinion des autres), légale ou religieuse. Le but que se propose Bentham est de substituer partout où cela sera possible la forme légale aux autres formes de sanction. Tout comme, notons-le, la société de capitalisme libéral affiche la prétention de ne soumettre les producteurs qu'à la seule loi du marché, de l'offre et de la demande, Bentham propose de faire du tribunal de la loi civile et pénale le milieu objectif où les actes s'échangent contre d'autres actes, qui en seront les sanctions heureuses ou malheureuses.
On notera que par là la théorie de Bentham est conciliable avec plusieurs idéologies économiques et politiques. Faut-il concevoir la vie politique comme l'attachement à des intérêts qui seraient en leur fond identiques, ou comme une conciliation d'intérêts individuels différents, ou comme une fusion des intérêts dans une existence collective enfin débarrassée des entraves étatiques ? Le projet de Bentham était peut-être moins de proposer comment cela devait se faire que de comprendre comment cela[...]
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Écrit par
- Pierre TROTIGNON : professeur à l'université de Lille-III
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