JÉRÔME BOSCH (expositions)
Un paysage mental
Ce dernier point est sans nul doute essentiel. Les formes fantastiques que Bosch donne à de nombreux personnages de plusieurs de ses compositions, les visions étranges où cohabitent des humains et des êtres hybrides, où se croisent les caractères d’une animalité déformée et d’un monde diabolique et souvent pervers, tout cela pousse trop souvent à lire dans ces œuvres des messages irrationnels, en lien avec ce qui serait une pensée tortueuse, sombre, expression de la culture de sectes, de mouvements hérétiques et en tout cas éloignés des formes admises et reconnues du christianisme romain.
Une telle vision ne correspond pas à la réalité, car il ne faut pas oublier que l’œuvre de Bosch est composée presque exclusivement de thèmes religieux, et qu’elle montre l’extraordinaire cohérence d’une production enracinée dans la culture médiévale, et en même temps ouverte sur une nouvelle manière de questionner l’individu. LeVagabond (musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam) est seul pour assumer son destin. Ce n’est plus la liturgie qui garantit le droit chemin d’une âme, mais le choix que fait une personne. En ce sens, Bosch s’inscrit bien dans le sillage de la Devotiomoderna, ce mouvement de spiritualité des anciens Pays-Bas qui se développe aux xive et xve siècles, et dans lequel chacun est appelé à lire et méditer, chez lui, pour son salut.
Dans le merveilleux triptyque du Chariot de foin, au Prado, l’imagination est emportée par l’agitation de la foule, en grande partie en délire, dans le panneau central, par les tortures de l’enfer du volet droit et par les scènes paradisiaques du volet gauche, de la Création d’Ève à la Tentation et l’Expulsion du paradis. Mais le retable fermé nous ramène au calme, et le pèlerin qui se détourne des violences de l’arrière-plan semble nous suggérer d’écouter Thomas a Kempis, dans la Devotiomoderna, appelant à « se comporter comme un pèlerin et un invité sur Terre, qui n’a que faire des affaires de ce monde ».
Dans LaMort del’avare(National Gallery of Art, Washington), le bourgeois du premier plan tient un chapelet et un petit crucifix dans une main, et se sert de l’autre pour ajouter une pièce de plus au trésor visible dans le grand coffre ouvert, comme pour illustrer directement l’erreur contre laquelle nous met en garde l’injonction de Matthieu 6, 24 : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent. » Et le personnage sur son lit de mort, au fond, hésite encore entre le sac d’argent tendu par un diable, et le crucifix rayonnant depuis la fenêtre, que lui désigne un ange.
Au revers du Saint Jean à Patmos(Gemäldegalerie, Berlin), les nombreuses scènes de la Passion du Christ réparties dans le paysage situent cette composition dans les « tableaux synoptiques », ou Simultanbilder, de la peinture flamande de la fin du Moyen Âge, panoramas narratifs devant lesquels le fidèle était appelé à vivre un pèlerinage mental – et non imaginaire – en Terre sainte. Mais ici, la nature de support de méditation de l’œuvre est profondément accentuée par le motif central du cercle dans lequel un pélican s’ouvre le ventre pour nourrir ses petits, à l’image du Christ. Bosch remplit ses compositions de scènes multiples, mais appelle sans cesse à les dépasser au profit d’une méditation qui les transcende. La fascination qu’exerce sur nous ce regard visionnaire sur le monde ne prend tout son sens que si l’on accepte que l’œil se tourne ensuite vers l’intérieur de l’être.
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Écrit par
- Christian HECK : professeur émérite d’histoire de l’art à l’université de Lille
Classification
Média