JÉRÔME saint (347 env.-419/20)
Enjeux et images
« Lu dans le monde entier », « incomparable en toutes sciences », « tout entier dans les livres », et « ne se reposant ni jour ni nuit », tel apparaît Jérôme aux yeux d'un contemporain (Postumianus, cité par Sulpice Sévère). Mais d'autres avaient été moins flatteurs, comme Pallade, dénonçant dans l'Histoire lausiaque son « esprit de dénigrement ». Ambivalence révélatrice d'un tempérament dont la riche sensibilité, souvent traduite en une langue superbe de vigueur incisive, de mouvement coloré, d'efficacité rhétorique (son style « brille comme l'ébène », disait Joubert), est portée à des élans contrastés, au service du double idéal assigné avec intransigeance à soi-même et aux autres : « la lutte contre la nature et la passion de la culture » (J. Fontaine) ; c'est bien autour de ces deux pôles, ascétique et intellectuel, que se seront organisées tenacement la vie et l'œuvre de Jérôme. Non sans conflits, relatifs notamment à l'élucidation des rapports entre technique littéraire et orthodoxie religieuse, entre esthétique profane et éthique chrétienne, ainsi qu'à l'affrontement de cette triple altérité que représentaient pour un chrétien latin de ce temps une culture païenne aux séductions suspectes (Cicéron, Virgile, Horace – que Rufin accuse Jérôme de citer « à chaque page »), une tradition grecque riche mais controversée (Origène) et des Écritures juives fascinantes d'être à la fois comme telles irrecevables et cependant incontournables. Questions de fond, et qui débordent de beaucoup les aléas d'une psychologie individuelle, même si l'acharnement combatif dont Jérôme aura fait preuve en vrai « chien de garde » – l'image est de lui – de l'orthodoxie romaine (et nicéenne, par-delà la crise arienne) peut aussi, chez cet homme longtemps voué à l'itinérance et toujours anxieux de conjurer par l'écriture une instabilité menaçante (celle que toute hérésie représente à ses yeux), s'interpréter en termes de besoin d'identification à l'instance de vérité. Lui-même disait sans fard « avoir mis tout en œuvre pour faire des ennemis de l'Église ses propres ennemis ».
S'il n'a certes brillé ni par l'originalité créatrice ni par la vigueur spéculative qui distinguent entre autres un Origène ou un Augustin, Jérôme aura su être à la hauteur des ambitions proprement encyclopédiques qui l'animaient et qui répondaient à des besoins bien réels de ses contemporains (ses œuvres se présentent d'ailleurs quasi toutes comme « de commande »). En témoigne la gamme très large des registres qu'il aura pratiqués : épistolaire, polémique, exégétique, hagiographique, homilétique, historiographique (et avec toutes les variations et interférences dont ils sont susceptibles), ainsi que le volume considérable de sa production littéraire. Inégale sans doute (de hâtives compilations y voisinent avec les morceaux d'apparat les plus sophistiqués), celle-ci vaut jusqu'en ses aspects les moins « personnels ». C'est, en effet, la loi du commentaire et plus encore de la traduction que de se subordonner aux originaux à transmettre, de conjuguer appropriation et effacement du propre. En se consacrant par priorité à de telles tâches, Jérôme répondait aux urgences d'un temps où la possession d'une triple culture latine, grecque et hébraïque constituait un privilège rarissime et où commençaient à se distendre pour longtemps les liens entre Orient et Occident. C'est à lui notamment (ainsi qu'à son ex-ami Rufin) qu'on devra – et la dette est considérable – d'avoir prévenu la perte d'une part majeure du corpus origénien.
La postérité ne s'y trompera pas, quitte à idéaliser quelque peu la figure[...]
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Écrit par
- Pierre LARDET : maître assistant à l'université de Genève
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