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JEU Jeu et rationalité

La théorie « globale » et les apories rationalistes

Le « réel » et l'«  imaginaire »

À travers leur critique de la conception rationaliste du jeu, conception où s'opposent jeu et sérieux, loisir et travail, jeu et réel, etc., les tenants de la théorie « globale » du jeu prétendent faire la critique de tout dualisme dans les différents champs des études anthropologiques. Celui qu'ils attaquent le plus directement à travers leur théorie du jeu, c'est le dualisme qui consiste – en littérature, dans les arts, en politique, en histoire – à opposer le réel et l'imaginaire, c'est-à-dire à prétendre qu'il existe une réalité objective indépendante de l'interprétation dont les hommes la colorent selon les vœux – inconscients, bien entendu – de la culture à laquelle ils appartiennent. Ainsi, on a pu dire (J. Derrida, S. Moscovici) qu'il n'existe pas une nature qui serait universellement la même dans le temps et l'espace, mais que cette nature change, qu'elle n'est pas la même d'une culture à l'autre. Parler de « réalisme » serait donc un non-sens, car il n'y a jamais un réel dont on s'écarterait plus ou moins. Tout réel est imprégné d'imaginaire. Aucun phénomène anthropologique ne saurait alors être interprété comme un signifiant-imaginaire flottant, variable, qui coïnciderait plus ou moins fidèlement avec un signifiant-réel, fixe et stable.

Dans le cas de l'étude d'une œuvre d'art, par exemple, qui se veut fondée anthropologiquement, le travail critique ne consiste donc pas à mesurer et à noter le prétendu écart, ou la prétendue déviation, entre l'œuvre, prise comme « morceau d'imaginaire », et le « réel » (la réalité psychologique, sociologique, historique ou autre) à partir duquel ladite œuvre aurait été produite. Une telle mesure permettrait au critique de se prononcer sur le degré de réalisme, d'irréalisme, de fantastique, de grotesque, de naturalisme, qui affecte cette œuvre. En fait, il n'en est rien, puisque le réel n'est pas ce fond neutre et objectif sur lequel se détacherait et se mesurerait l'imaginaire, pas plus que le gratuit ne se mesure par rapport à l'utile, étant donné que l'un ne vient pas avant l'autre. L'imaginaire n'est pas un superflu noble, c'est-à-dire l'inessentiel essentiel qui sauve l'homme de la bestialité, le gratuit qui « rachète » l'homme et le civilise. L'imaginaire est la condition même de toute civilisation, primitive ou industrielle.

Ainsi, puisque toute réalité est prise dans le jeu imaginaire des concepts qui servent à la nommer et à l'expliquer, cet autre dualisme subjectivité/objectivité est inopérant dans toute étude anthropologique. En effet, l'observateur ne saurait atteindre à une objectivité totale, car il reste, à un degré ou un autre, prisonnier de sa propre culture, de ses propres mythes. Cela ne veut pourtant pas dire qu'il reste entièrement subjectif. C'est ce mouvement de bascule entre subjectivité et objectivité que Claude Lévi-Strauss nous a appris à reconnaître (voir l'ouverture des Mythologiques) et qui fait que, dans l'étude des hommes, de leurs comportements, de leurs croyances, de leurs actions, il existe toujours une part d'incertitude interprétative, une part de jeu (au sens où l'on dit qu'une porte « joue ») qui ne saurait être comblée ou supprimée pour la simple raison qu'il s'agit là d'une entreprise de communication, et que dans toute communication, que ce soit entre individus ou entre groupes, il existe une part de malentendu, une part de jeu.

Pour donner au jeu son plein sens, ceux qui voient dans le jeu la condition par excellence de toute culture, de toute humanité, le définissent de la façon[...]

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Écrit par

  • : licencié ès lettres, Ph. D., associate professor, Yale University, Connecticut, États-Unis

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