JEU Le jeu dans la société
Dialectique du jeu et de la culture
On pourrait alors se demander si le jeu n'est pas un sous-produit de la culture, ou bien si ce n'est pas plutôt le premier qui oriente la seconde. Ces deux thèses peuvent être soutenues avec des arguments également convaincants.
Le jeu, dégradation du social
Les enfants jouent souvent avec des objets qui ont eu jadis une utilité sociale et qui l'ont ensuite perdue. C'est le cas de l'arc, de la fronde. De même, le bilboquet et la toupie ont d'abord été des instruments de la magie. Le cerf-volant, comme l'a montré Marcel Mauss, a été un symbole cosmique avant d'être un simple jouet. La course à pied a, dans de nombreuses peuplades primitives, une fonction rituelle qui semble précéder sa vocation purement ludique. Les jeux de hasard, on l'a vu, pourraient bien avoir leur source dans les procédés de divination. Les jeux de vertige se présentent primitivement comme liés à des rituels de possession. Le masque n'apparaît comme ustensile de jeu qu'après avoir été longtemps utilisé dans les cérémonies tribales où sont incarnés les ancêtres. Aussi bien Y. Hirn et K. de Groos ont-ils pu soutenir qu'en général les jeux sont des dégradations d'anciens usages ou institutions qui ont eu leur utilité sociale et qui l'ont ensuite perdue. Les amusements enfantins qui miment l'activité des adultes en la dépouillant de son aspect fonctionnel seraient une illustration frappante de ce processus.
Mais on objecterait aisément contre cette thèse que ces jeux enfantins font intervenir des objets qui n'ont pas tous perdu leur emploi réel, puisque les jouets sont aussi bien des tanks et des avions que des arcs et des sarbacanes. Et, surtout, on s'aperçoit qu'à toutes les phases de l'évolution il y a eu des jeux. On n'a donc pas toujours attendu la dégradation des institutions pour inventer des jeux. Simplement, leur domaine s'est enrichi éventuellement de ce qui ne servait plus la société.
Le jeu, principe culturel
Huizinga a soutenu la théorie inverse selon laquelle ce serait l'activité ludique qui aurait été créatrice d'œuvres culturelles. On pourrait ainsi faire dériver de la tendance à la compétition non seulement le sport, mais aussi la concurrence commerciale, les examens et concours ; des jeux de hasard le goût pour la spéculation boursière ; de la mimicry tous les usages cérémoniels, et des jeux de vertige non seulement la recherche de la vitesse mais les actions populaires massives où, selon les modalités étudiées par Gustave Le Bon, la foule s'entraîne aux exaltations qui parfois modifient les structures sociales.
Il serait même facile de retrouver des éléments ludiques dans la plupart des grandes manifestations de la vie culturelle et institutionnelle. L'art, comme activité désintéressée, présente avec le jeu des affinités naturelles au point qu'il s'en distingue parfois assez difficilement, sinon par le fait qu'il est producteur d'une œuvre esthétique. Lorsque l'artiste se complaît dans une libre création de ses propres règles, on peut se demander s'il ne s'abandonne pas simplement à un jeu. Le théâtre peut être d'abord un produit de la tendance à imiter ; la danse évolue entre la création et le simple plaisir du mouvement corporel ; la littérature peut avoir sa source dans des joutes oratoires. La vie politique a bien souvent l'allure d'un jeu de compétition ou même de hasard dans le domaine des institutions nationales comme dans celui des relations internationales. Quant à la guerre, à certaines époques, et notamment dans les temps féodaux, elle s'apparente au tournoi, au jeu des armes, aussi longtemps que sa conduite est réservée à une caste dont c'est le passe-temps et l'honneur. Les formalités judiciaires, qui parfois sont des affrontements[...]
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Écrit par
- Jean CAZENEUVE : membre de l'Institut, professeur émérite à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Médias
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