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JEU Le jeu dans la société

Le jeu et l'engagement social

Jouer, ce serait, d'une certaine manière, refuser momentanément l'engagement social, et pour cette raison, le temps et l'espace du jeu seraient nettement délimités. Quand la partie devient sérieuse, on dit : « Je ne joue plus », et cela signifie qu'on réintègre la sphère de l'activité normale par un décret aussi libre que celui du début.

Cependant, la vie sociale serait-elle normale et même concevable s'il n'y avait pas un domaine réservé au jeu et si même la vie sociale n'y avait aucune participation ? Il ne s'agit plus ici du processus de socialisation de l'individu, mais de la culture elle-même. Celle-ci pourrait, selon une perspective strictement fonctionnaliste, se définir par un ensemble de déterminations qui lient tous les individus à l'effort collectif de production conformément aux valeurs matérielles, morales et esthétiques reconnues. En réalité, s'il en était ainsi, aucun renouvellement ne serait possible et la culture ne serait qu'une longue répétition sans créations véritables.

Le jeu est une expérience simulée de l'indétermination, même lorsqu'il est réglementé, puisque ses règles se donnent comme purement arbitraires, et il est aussi une prise de conscience de la gratuité possible de tout engagement.

Huizinga s'est efforcé de montrer que le jeu ne saurait se définir comme l'antithèse du sérieux. Il est vrai pourtant que, bien souvent, il cesse d'être tel lorsque la gravité s'empare des joueurs. Cependant, dire d'un homme qu'il est un joueur invétéré ne revient pas à penser qu'il prend à la légère la partie de baccara où il risque sa fortune. Dira-t-on que l'esprit ludique s'arrête où la passion commence ? Ce serait singulièrement rétrécir le domaine du jeu et contrevenir à l'usage courant du mot. En réalité, il faut simplement reconnaître que la liberté que semble conférer le jeu peut être illusoire. L'important est qu'elle se donne comme indépendante des déterminations ordinaires.

En définitive, le jeu est toujours à la fois social et séparé du social, parce qu'il exprime tout ce qui, dans l'existence humaine comme dans le devenir des sociétés, ne refuse pas une part d'arbitraire. Il englobe donc en particulier le risque, l'affrontement avec l'incertitude. Cela est évidemment clair pour l'agôn et l'alea. Le simulacre et le vertige sont également des procédés qui permettent à l'individu de prendre un risque plus nettement social encore : celui qui consiste à sortir du rôle qui lui est assigné. G. H. Mead a bien vu que la vie sociale ne peut être pleinement assumée que dans la mesure où l'individu accepte le rôle lié à son statut sans se confondre totalement avec lui. Là est sans doute la clé de cet apparent paradoxe qui lie et sépare à la fois le jeu et la culture.

C'est probablement pour cette raison que les civilisations, même les plus prométhéennes, ne peuvent refouler l'esprit ludique, bien qu'il paraisse s'opposer à leur dessein de rationalisation totale. Aussi bien le voit-on resurgir ailleurs quand on le dépossède de ses domaines de prédilection. La mécanisation restreint le champ de l'arbitraire, mais elle fournit des machines à s'étourdir, soit dans les risques de la vitesse, soit dans le tohu-bohu des fêtes foraines. Il n'est même pas sûr que les grands désordres et tumultes sociaux ne soient pas en partie des sortes d'exutoires à une tendance ludique trop réprimée par ailleurs.

Ainsi, la culture s'enrichit des tendances qui maintiennent une certaine distance entre la personne et ses déterminations sociales, ou qui encouragent à assumer le risque d'une vie collective jamais totalement dépourvue d'incertitude.

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Écrit par

  • : membre de l'Institut, professeur émérite à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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Médias

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