JOACHIM DE FLORE (1132 env.-env. 1202)
Fondateur d'une nouvelle congrégation cistercienne et auteur d'ouvrages où il développe d'originales théories à propos de l'interprétation de l'Écriture, de la Trinité, du symbolisme des nombres, de l'avènement du règne de l'Esprit, Joachim de Flore exerça une durable influence, souvent jugée inquiétante, sur la tradition dite « millénariste » et sur certains mouvements révolutionnaires. Cependant, devant les développements du « joachimisme » tardif, l'Église s'en est prise moins aux œuvres mêmes du moine calabrais qu'à certaines interprétations qu'on en donna, parfois plusieurs siècles après. Et dans La Divine Comédie, Dante (tout en plaçant Saladin, avec Averroës, dans la paix des Limbes, et le pur philosophe Siger à côté de saint Thomas, ce qui eût bien surpris et indigné le moine de Saint-Jean de la Fleur) situe au « ciel du Soleil » dans la deuxième couronne de lumière, avec Jean Chrysostome, Anselme, Bonaventure, avec le prêtre Nathan qui fit roi Salomon, « la flamme de l'abbé calabrais Joachim en qui souffla l'esprit de prophétie » (Paradis, XII, 139-141).
L'attente du « troisième état »
Fils de notaire, né à Celico en Calabre, Joachim fut sans doute page à la cour du roi (normand) de Sicile. Atteint, à Constantinople, au cours d'un pèlerinage en Terre sainte, par une maladie épidémique et guéri d'une manière « miraculeuse », il renonça au monde. Moine cistercien, on le trouve en 1178 abbé de Corazzo. Comme Pierre Damien et Bernard de Clairvaux, il se méfie des écoles urbaines et défend la règle monastique dans sa pleine rigueur. Retiré en 1191 dans la solitude de Pietrelata, il fonde un ordre nouveau, dont la maison mère, Saint-Jean de la Fleur, approuvée en 1196 par le pape Célestin III, comptera jusqu'à trente-deux filiales. Malgré le succès que lui a valu le caractère prophétique et eschatologique de ses œuvres, Joachim ne s'est jamais présenté lui-même comme l'Ange du dernier jour ; et, dans ses écrits authentiques – l'Expositio in Apocalypsim, le Psalterium decem cordarum, la Concordia Novi ac Veteris Testamenti et le Tractatus supra quatuor Evangelia –, le thème central est celui de l'« accord » entre les divers livres des Écritures, lus selon une exégèse traditionnelle, typologique et arithmologique.
Définissant l'« allégorie » comme « similitude de n'importe quelle petite chose à une plus grande », il voit dans chaque personnage de l'Écriture un renvoi anticipé ou rétrospectif à d'autres personnages, les symbolismes pouvant d'ailleurs se chevaucher ; mais sa lecture est fondamentalement « historique », en ce sens qu'à partir de l'Ancien Testament Joachim ne discerne pas la seule annonce du Nouveau, mais les signes manifestes d'une lente accession au « troisième état », c'est-à-dire au règne de l'Esprit, préfiguré dès le début de maintes manières, mais encore à venir. S'il voit dans l'Apocalypse (écrite, pense-t-il, par le disciple qui reposa sur le cœur de Jésus) la double clé du passé et de l'avenir, l'« ouverture des signes » et la « détection des secrets », son herméneutique se veut rigoureusement trinitaire. Hostile à toute théologie « sabellienne » qui, insistant sur l'essence unique de la Déité, réduirait la distinction des Personnes divines à des attributs secondaires, il insiste sur les « propriétés » du Père, du Fils et de l'Esprit – symbolisés notamment par la succession chronologique d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
Élevé dans un pays où vivent encore des moines byzantins, admirateur de l'ancienne Église grecque, Joachim – comme plus tard Eckhart – reste pourtant fidèle à la formule latine de la processio ab utroque. Par[...]
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Écrit par
- Maurice de GANDILLAC : professeur émérite à l'université de Paris-I
Classification
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