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KELLGREN JOHAN ENRIK (1751-1795)

Il faut replacer l'œuvre du Suédois Kellgren dans son contexte historique et littéraire pour en mesurer l'importance. Il appartient à cette catégorie des arbitres du goût qui, s'ils ne sont peut-être pas d'abord passés à la postérité pour la qualité intrinsèque de leur œuvres, ont tout de même définitivement infléchi l'histoire littéraire de leur pays. Il est important de noter aussi que son « règne » littéraire coïncide exactement avec le gouvernement de Gustave III (1771-1792), roi « éclairé » qui entreprit de mettre son pays à l'heure européenne, française en l'occurrence, et y réussit.

Ainsi se circonscrit aisément le propos de Kellgren : il vouait aux philosophes du xviiie siècle français, Voltaire surtout, une admiration sans bornes et il s'était rangé à leur conception de la vie et du monde ; toute son énergie et son talent tendirent à diffuser les Lumières dans son pays. Il avait à lutter contre les obstacles mêmes que tenta de franchir son souverain : la Suède manquait d'une grande littérature, son classicisme était lourd et pompeux, une tradition contraignante paralysait tous les essais de réforme en profondeur, bref, il fallait doter la Suède d'un « goût », d'une civilisation qui la rendissent digne de figurer dans le concert des grandes nations européennes.

C'est à quoi s'emploiera sans faillir Kellgren. Il avait débuté par des poèmes un peu fades mais de facture élégante. À partir du moment où il fonde, avec des amis, le journal Stockholms Posten, dont il deviendra bientôt le seul rédacteur, il se donne un instrument de vulgarisation et de propagande dont la portée sera considérable. Là, par ses critiques littéraires, théâtrales, poétiques, il s'emploie à former le goût de ses compatriotes, au nom du bon sens, de la raison et de la mesure. Il combat donc la lourdeur, le pathos, les effusions sentimentales, les obscurités, l'outrance ; bientôt, il s'en prendra, lui aussi, aux idées reçues en matière de religion et de morale, donnant volontiers le cas échéant dans un libertinage bien tempéré qui nous vaut quelques charmants poèmes épicuriens, voire érotiques. De plus, il prêche d'exemple : non seulement en versifiant les essais en prose que composait Gustave III pour doter la Suède d'un théâtre classique, mais en écrivant lui-même des essais poétiques dans le goût d'Horace et de Properce. Toutefois, c'est dans le domaine polémique qu'il donne toute sa mesure. Dans ses chefs-d'œuvre, Nos Erreurs (Våra villor, 1780) venant après Mes Mensonges (Mina Löjen, 1778), il s'en prend avec une ironie dure à la bêtise de la masse, défend les idées encyclopédistes dans d'élégantes satires, tout en dotant la langue suédoise de moyens d'expression légers et rapides qu'elle ne connaissait pas.

Le plus remarquable est que cet Aristarque n'avait pas le cœur sec. S'il redoutait les excès préromantiques, il n'était pas insensible à l'attrait des souffles nouveaux : il avait traduit Ossian et Young. Et dans son chef-d'œuvre La Nouvelle Création, ou le Monde de l'imaginaire (Den nya skapelsen eller Inbillningens verld, 1789), il sut faire valoir une sensibilité fine, marquant ainsi l'éveil du romantisme suédois. Il demeure le guide qui sut infléchir l'évolution culturelle de son temps. Vivacité d'esprit, élégance, clarté, simplicité, attachement au fait concret, ce sont bien là les qualités maîtresses du génie suédois qu'il aura, en quelque sorte, révélé à lui-même.

— Régis BOYER

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Écrit par

  • : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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    ...Spectator d'Addison et Steele, l'Argus suédois (premier numéro le 13 décembre 1732), où il traite avec finesse et charme tous les sujets à la mode. La veine sera exploitée ensuite parJohan Henrik Kellgren (1751-1797) qui fut l'âme, à la fin du siècle, du journal Stockholmsposten.