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JOHANN JOACHIM WINCKELMANN. ENQUÊTE SUR LA GENÈSE DE L'HISTOIRE DE L'ART (É. Décultot)

L'histoire de l'art, écrit-on souvent, commencerait avec Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) assignant pour la première fois aux œuvres de l'art antique une véritable histoire, c'est-à-dire des styles, des cycles et des territoires. Cette formation de ce que l'on décrit communément comme un nouveau paradigme, une rupture épistémologique profonde, on la trouve en tout premier lieu dans les ouvrages essentiels du savant allemand, en 1755 dans les Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques, puis en 1767 dans l'Histoire de l'art dans l'Antiquité. Et elle se consolidera dans le jeu des premières traductions et des lectures par ses contemporains. Ainsi la première réception assurée par Herder notamment, ou encore les interprétations des révolutionnaires français achèveront de faire de son œuvre un seuil historiographique. Mais en mythifiant son auteur et son discours, la postérité de Winckelmann aura sans doute contribué à effacer pudiquement, sinon à refouler, les traces d'un immense « travail ».

C'est précisément dans le gigantesque atelier que forment, en amont des livres, les manuscrits de Winckelmann que l'ouvrage d'Élisabeth Décultot, Johann Joachim Winckelmann. Enquête sur la genèse de l'histoire de l'art (P.U.F., Paris, 2000), trouve son point de départ. Suivant une pratique érudite assez ancienne, Winckelmann constitua au long de sa vie une vaste « bibliothèque » privée, portable et manuscrite, à travers un nombre considérable de notes relevant par écrit des passages entiers de ses lectures. Au total, ces cahiers d'extraits (excerpta) représentent quelque 7 500 pages d'une écriture serrée, conservées pour l'essentiel à la Bibliothèque nationale à Paris, curieusement délaissées par les spécialistes. Pourtant, l'entrée en écriture de Winckelmann et sa formation intellectuelle se firent dans l'entre-deux de la lecture et de la copie, dès l'époque de Halle où il étudie de 1738 à 1740, et surtout à Nöthnitz où il est bibliothécaire, de 1748 à 1754, chez son protecteur le comte Heinrich von Bünau. Mais c'est sans nul doute, comme le montre de manière très suggestive Élisabeth Décultot, de l'immersion dans cet univers encore marqué par un mode de connaissance déclinant, incarné par le modèle de l'érudit encyclopédiste, le polyhistor, qu'est né chez Winckelmann le désir d'abandonner l'empire du livre pour le commerce sensible des œuvres d'art, le lire pour le voir. Ainsi, de manière paradoxale, c'est dans l'accomplissement des formes anciennes d'érudition qu'indique l'intense activité compilatoire, que se sera formé, simultanément, leur rejet. Mais chez Winckelmann, les gestes en apparence passifs de la lecture et de la compilation continueront à se conjoindre avec l'écriture, et même l'écriture de soi, comme dans le manuscrit Collectanea zu meinem Leben (Extraits concernant ma vie), dans lequel, un an avant sa mort, en 1767, l'écrivain retracera son existence à l'aide de citations empruntées à Aristote, Plutarque, Sophocle...

Or déchiffrer et rassembler la matière en apparence informe des excerpta de Winckelmann, mesurer comme le résume l'auteur, le décalage entre la carte externe des savoirs et l'ordre interne des lectures, puis l'écart entre la bibliothèque manuscrite et ce que fait l'œuvre de cet amas de citations, c'est en réalité enquêter sur la genèse d'une discipline : l'histoire de l'art. Cela permet de mieux voir combien la théorie éminemment dialectique, sinon instable, de l'imitation, chez lui, résumée dans le fameux axiome qui ouvre les Réflexions – « Il faut imiter les Grecs » – doit à la lecture des auteurs français, en particulier à la querelle des Anciens et des Modernes.[...]

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Écrit par

  • : ancien pensionnaire à l'Institut national d'histoire de l'art, chargé de cours à l'École du Louvre

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