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COLTRANE JOHN (1926-1967)

De la transe à l'extase

En 1960, Trane forme avec le batteur Elvin Jones, le pianiste McCoy Tyner et le contrebassiste Steve Davis (auquel succéderont Reggie Workman et Jimmy Garrison) son propre quartette. Dans ce contexte, il abandonne l'une de ses idées fixes de la période précédente – l'exploitation opiniâtre des harmonies de base – pour explorer le champ modal que lui avait fait découvrir Miles Davis. C'est aussi l'époque où il entreprend de domestiquer le très rebelle soprano, dans lequel il paraît découvrir « une vocation plus incantatoire que lyrique, efficace non par l'expressivité mais par les pouvoirs d'un ressassement impassible » (M.-C. Jalard). Parallèlement, il se passionne pour certaines musiques d'Afrique, d'Asie, en même temps que pour les philosophies contemplatives de ces régions. Il devient alors, avec des œuvres comme Chasin' The Trane (1961), le champion de la réitération, allant quelquefois jusqu'à opérer une sorte de « montage en boucle » singulièrement obsédant de séquences oppressées, suppliantes, frénétiques. Coltrane pratique la transe, mais pour atteindre à l'extase. L'hypnose naît du sein même des cataclysmes. Les plus belles phrases sont animées d'une sorte de giration immobile, par quoi la musique, comme l'a bien vu Lucien Malson, à la fois « bouge sur place et ne bouge pas ». Le swing y gagnera une nouvelle définition.

Mais, aussi, le saxophoniste laisse la plus grande liberté à son contrebassiste et, surtout, à son batteur, le prodigieux Elvin Jones, qui, loin de servir les fantasmes de son chef, le contraint sans cesse à affronter son propre « délire ». Avec l'exténuation de la rythmique d'accompagnement, on assiste à l'avènement d'une musique qui n'a pas un seul centre, mais plusieurs. Ce polycentrisme, à son tour, fécondera l'esthétique du nouveau jazz.

Au demeurant, Coltrane n'a pas cessé de regarder du côté des avant-gardistes. Il enregistre avec Cecil Taylor, chante partout les louanges d'Ornette Coleman, dont il emprunte l'orchestre pour l'enregistrement de l'album The Avant-Garde, engage pour quelques mois Eric Dolphy dans sa formation et dialogue, à l'occasion de concerts, avec Archie Shepp et Marion Brown (Ascension), puis Albert Ayler. En 1965, il se sépare d'Elvin Jones et réunit un autre orchestre où le free-jazzman Pharaoh Sanders lui donne la réplique et le pousse à trancher ses dernières amarres (Meditations). Pour la seconde fois, Coltrane fait la révolution dans sa propre musique. Ce nouveau tournant était-il décisif ? La question reste ouverte. Il est certain que son dernier enregistrement – Expression – réalisé quatre mois avant sa mort, qui survient le 17 juillet 1967, semble amorcer un retour vers des conceptions moins bouleversées. Cependant, l'artiste n'avait pas renoncé à poser le pied sur l'autre rive de la fureur et du bruit, cette Terre promise entrevue dans un songe et qui fit de lui, tragiquement, en ses dernières années, un exilé de l'intérieur. « Vouée à se consumer parmi les flammes et la fumée d'un au-delà inaccessible », écrira Jacques Réda, sa musique, néanmoins, continue d'exercer une influence considérable et diverse à l'image de ses propres avatars. On ne compte plus, en effet, les jazzmen qui, à des titres divers, se sont réclamés de lui, ou auraient dû le faire : par exemple Archie Shepp, Wayne Shorter, Joe Henderson, Art Pepper, Eddie Daniels, Mike Brecker, Bob Berg, Jerry Bergonzy – et même Dexter Gordon qui, autrefois, avait été l'un de ses propres modèles.

— Alain GERBER

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Écrit par

  • : docteur en psychologie, membre du Collège de pataphysique et de l'Académie du jazz, romancier

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John Coltrane, Cannonball Adderley, Miles Davis et Bill Evans - crédits : Don Hunstein/ Bridgeman Images

John Coltrane, Cannonball Adderley, Miles Davis et Bill Evans

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