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LOCKE JOHN (1632-1704)

Nécessité d'une genèse intégrale des idées

L'idée déterminée

Dans l'« Épître au lecteur » qui ouvre l'Essai, Locke indique que son propos n'est pas l'exposé dogmatique de la philosophie « comme connaissance vraie et systématique des choses », mais le désir de faire « œuvre moralement utile ». Frappé par la diversité des opinions, il se demande si l'esprit est aussi différent d'un homme à l'autre que le palais et le goût, et, laissant à d'autres le soin d'élever l'édifice du savoir, il se propose d'étudier l'esprit comme instrument de ce savoir ; il espère, ce faisant, « débarrasser le terrain de quelques ordures », avant de construire la maison.

La question essentielle d'une propédeutique au savoir est donc la suivante : quelle est la nature et quelles sont les limites de l' entendement humain ? Et, certes, on croirait lire Kant lorsque Locke écrit : « Les hommes, étendant leurs recherches au-delà de leurs capacités et laissant leurs pensées s'égarer dans ces profondeurs où ils ne peuvent plus trouver aucun point d'appui, il n'est pas étonnant qu'ils posent des questions qui n'aboutissent à aucune solution claire et qui sont seulement propres à les convaincre d'un parfait scepticisme. » On est cependant fort loin du point de vue « critique », qui demanderait qu'on expliquât à la fois la témérité et les échecs de la raison à partir des conditions qui les rendent possibles. Locke, pour sa part, adopte d'emblée le point de vue d'une psychologie empirique et cherche l'explication des errements de l'intelligence dans une inadéquation fondamentale du langage et de la pensée : « Je sais, dit-il, qu'il n'y a pas assez de mots dans aucune langue pour répondre à la grande variété des idées qui entrent dans nos discours et raisonnements. » Cela admis, la grande variété des idées ne sera guère tenue pour signe d'une témérité illégitime de la raison ; l'irréductibilité de la richesse de la pensée à la pauvreté du discours demande simplement une discipline stricte de la part de l'homme parlant : « Lorsque quelqu'un use d'un terme, il doit avoir une idée déterminée dont ce terme est le signe et à laquelle ce terme doit être rapporté fidèlement pendant tout le discours. L'homme qui ne procède pas de cette façon prétend en vain avoir des idées claires et distinctes. » « La plus grande part des controverses qui embarrassent l'humanité dépend de l'usage douteux et incertain des mots et du caractère indéterminé des idées qu'ils désignent. » Préférant l'idée « déterminée » à l'idée « claire et distincte », Locke fait à la philosophie cartésienne le même reproche de verbalisme que Descartes adressait à la philosophie scolastique. Les idées « claires et distinctes » sont en effet beaucoup moins claires et distinctes qu'on ne le dit ; tant qu'on ne s'est pas interrogé très précisément sur leur nature et leur origine, on se fie à une évidence subjective, et c'est pour éviter le caractère par trop subjectif de l'idée claire que Locke substitue à celle-ci l'idée déterminée. Les vieux sophismes renaissent dès que nous manquons le contrôle quasi expérimental de l'origine de nos idées, et la correspondance souhaitable des mots avec des idées « déterminées » n'existera pas tant que l'on ne se sera pas débarrassé de ces prétendues « idées claires » qui ne se rapportent à aucun fait actuel et de ces vérités qui ne peuvent être testées par l'expérience. À Descartes affirmant que « tout ce que nous reconnaissons clairement et distinctement appartenir à une chose lui appartient en effet », Locke répond vigoureusement que « pour avoir[...]

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Écrit par

  • : agrégée de philosophie, docteur ès lettres, chargée de recherche au C.N.R.S.

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John Locke - crédits : AKG-images

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