TOLKIEN JOHN RONALD REUEL (1892-1973)
Inventer des langues et des mondes
Philologue, Tolkien le fut aussi littéralement : cet amoureux du langage inventait depuis l’enfance des langues pour communiquer sans être compris des adultes, avant d’en faire la base d’un projet littéraire et d’un monde fictionnel. On considère en effet que sur la cinquantaine de langues décrites ou nommées dans ses archives – qui représentent des milliers de pages encore inédites –, l’écrivain a détaillé grammaire, lexique et graphie d’une dizaine d’entre elles, les plus abouties étant (au côté des langues des Nains, des Hobbits, des Ents…), deux langues des Elfes : le sindarin (« A ElberethGilthoniel ») et le quenya (« Ai ! lauriëlantarlassisúrinen »). L’important est ici de saisir l’association entre le plaisir esthétique de l’invention, lié à sa « sensibilité aux structures linguistiques, qui affectent ses émotions comme la couleur ou la musique » (Lettre n° 212), et le désir de parvenir à une forme de rigueur, garante d’une cohérence qui constitue le cœur de la création du monde chez cet auteur. Les langues varient en effet en fonction des régions de cette géographie imaginaire, des peuples et de l’histoire, J. R. R. Tolkien ayant inventé une évolution historique comparable à celle des langues réelles, que symbolise l’« arbre [généalogique] des langues » publié dans le cinquième volume de L’Histoire de la Terre du Milieu.
Histoire, géographie, langues : ces trois ingrédients fondamentaux du monde inventé, Arda, sont soumis à une exigence de cohérence et de vraisemblance qui peut surprendre. Celle-ci est garante, aux yeux de l’écrivain, à la fois d’une immersion des lecteurs dans la fiction, et de l’effet de cette dernière, qui doit leur permettre, une fois le livre refermé, de percevoir le monde réel de manière plus exacte, avec une vue « claire ». Cette idée que l’art permet d’avoir accès au réel n’est pas son apanage ; néanmoins, chez Tolkien, cette conviction fonde le recours au merveilleux, à la fantasy, qui reconfigure le monde réel dans un cadre imaginaire : ainsi, cette clairière où il a vu danser sa jeune épouse, Edith, devient le cadre d’une des scènes les plus célèbres de l’histoire d’amour entre l’Elfe Lúthien et Beren l’humain, « noyau » du Silmarillion.
Une telle confiance dans les vertus du « conte » (tale) – dont se souviendra par exemple Bruno Bettelheim (The Uses of Enchantment, traduit sous le titre Psychanalyse des contes de fées, 1976) sans vraiment reconnaître sa dette à l’égard de la conférence pionnière de Tolkien (Du conte de fées, 1939, publié en 1947) – pousse ce dernier à écrire dans le temps « volé » à ses activités (la nuit, pendant les vacances…). Elle est à l’origine de plusieurs malentendus entourant son œuvre, souvent réduite à son versant de « littérature de jeunesse », qui compte Le Hobbit, mais aussi les récits illustrés inventés pour ses enfants et restés inédits avant sa disparition, tels que Roverandom, Monsieur Merveille ou encore les Lettres du Père Noël…
Les malentendus paraissent encore plus aigus dans la sphère francophone, où persiste un flottement dans l’usage du terme « fantasy ». Tolkien est en effet très souvent rapproché, par le discours médiatique, de l’heroic fantasy, ou du « médiéval fantastique », sans que le sens de ces expressions soit stable. Dans l’histoire littéraire anglophone, il constitue pourtant un relais assez aisé à identifier, entre l’invention de la fantasy au xixe siècle et son succès à la fin du xxe. S’il a lu George MacDonald (1824-1905), s’il est le contemporain d’E. R. Eddison (1882-1945), et s’il publie en même temps que Mervyn Peake (1911-1968) et que son ami C. S. Lewis (1898-1963) – auteur des Chroniques deNarnia (1950-1957) et figure centrale du groupe des Inklings[...]
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Écrit par
- Vincent FERRÉ : professeur des universités, Paris 3 Sorbonne nouvelle
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