RUSKIN JOHN (1819-1900)
Ruskin et l'art
La révolution romantique, qui a donné à l'Angleterre son art moderne, s'est accomplie, pour l'essentiel, avant Ruskin ; mais c'est lui qui en a dégagé la signification. Composés, les plus importants du moins, entre 1840 et 1860, ses écrits sur l'art dégagent clairement et imposent la notion même d'un art moderne. Ils le dotent rétrospectivement d'une conscience esthétique et morale.
Cette activité spéculative ne se présente pas d'un seul bloc. Même dans les deux décennies où Ruskin s'est consacré presque uniquement à l'étude de l'art, sa pensée a beaucoup évolué. Commencés en 1842 mais achevés en 1860 seulement, les cinq volumes de Modern Painters en présentent les états successifs plutôt qu'ils n'en constituent la somme. Les contradictions apparentes abondent ; les grands développements s'articulent mal, et cela est d'autant plus déroutant que le détail de l'argumentation emprunte souvent à la littérature didactique et morale sa démarche logique et jusqu'à sa rhétorique propre. Cependant, l'essentiel de la méditation de Ruskin sur l'art s'organise autour de quelques données permanentes, constantes d'une sensibilité et postulats d'une pensée.
« Je possède, écrit-il, un instinct puissant, et que je ne peux analyser : celui de voir et de décrire les choses que j'aime. » Par cet instinct, par une perception extraordinairement aiguë et complète, le tempérament personnel de Ruskin s'accorde au génie objectif qu'avaient légué à l'Angleterre romantique des siècles de tradition rurale. La génération contemporaine de la Révolution et de l'Empire venait de doter cette tradition d'un statut théorique et d'un somptueux répertoire de thèmes et de motifs. Ruskin la recueille à son tour.
L'art, selon lui, a pour objet de voir et de décrire ce qui est. Lui en assigner un autre revient à le pervertir, et sa grandeur est en quelque sorte relative à sa vérité. Le concept de vérité occupe une place centrale chez Ruskin, et par lui son réalisme instinctif s'approfondit en réflexion morale. Car la vérité ne se réduit nullement à une ressemblance matérielle : elle implique l'engagement sincère de l'artiste dans ce qu'il représente, son refus de tricher, de s'en remettre au savoir-faire, à l'expérience d'autrui ou à des idées générales. Cette exigence rejoint celle que formulent, dans les mêmes années, les écrits esthétiques de Baudelaire, avec leur condamnation du « chic » et du « poncif » et leur éloge de la naïveté. Elle est caractéristique d'une époque où l'art, comme la société, abdique ses valeurs morales sous la marée montante du matérialisme.
Une grande part de l'activité critique de Ruskin consiste donc à confronter les œuvres d'art et cette nature dont elles se prétendent l'image et qu'il a si bien observée lui-même. Il condamne implacablement la tradition classique, qui aurait prétendu ramener la variété de la nature à l'unité d'un « grand style » ; mais il rejette aussi le naturalisme du xvie siècle, qui voulut trop, à ses yeux, nier la nature spirituelle de l'homme au profit de sa nature physique et de la beauté en soi. Son idéal personnel consiste en un art « qui se donne pour unique objet les choses telles qu'elles sont, et accepte également, dans chacune d'elles, le bien et le mal ». Ce programme lui paraît accompli par le paysage « moderne ».
Ruskin propose de désigner le caractère dominant de cet art par le mot cloudiness, « nuageosité ». Les nuages ne sont pas seulement pour le peintre des sujets de prédilection, mais les symboles d'une nature en perpétuelle métamorphose. Pour en saisir la vérité, l'artiste « moderne » suit donc la démarche[...]
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Écrit par
- Pierre GEORGEL : conservateur en chef du Patrimoine
- Claude JACQUET : maître assistant à l'université de Paris-III
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Média
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