SWIFT JONATHAN (1667-1745)
Jonathan Swift, le docteur Swift, doyen de St. Patrick (Irlande), l'amant de Stella, l'auteur des Voyages de Gulliver : voilà, dans la mémoire populaire, un écrivain anglais pour les grands et les petits, mais aussi, pour le critique, le plus difficile à catégoriser qui soit dans une histoire de la littérature.
En premier lieu, il est irlandais (ce qui peut expliquer bien des choses, encore que ses écrits n'illustrent guère l'âme nationale, telle que G. B. Shaw ou W. B. Yeats, par exemple, en sont la pure émanation). Un Celte ? allons donc ! anglais jusqu'à la moelle, diront certains ! Si la diversité des talents et le sens de l'humour témoignent de l'anglicité, il est le plus complet de tous. Homme d'église (son libre choix, mais par sagesse et par dépit), poète (mais sans trop s'abreuver aux sources claires d'Hélicon), secrétaire exemplaire (par nécessité plus que par vocation), homme politique (ayant joué complaisamment aux jeux subtils et dangereux des whigs, puis des tories), satiriste impénitent et redoutable (sa plume fait tomber les ministres, mais lui coûte son avancement), incomparable conteur d'histoires imaginaires (Gulliver), précurseur de la science-fiction (Laputa), humaniste savant (il défendit sir William Temple contre d'acariâtres érudits), mystificateur de haut vol (Bickerstaff et Scriblerus), contempteur de sa propre science, ami adorable et détestable (il met Arbuthnot au-dessus de tout, mais se querelle avec Addison, Steele et d'autres), amant passionné et secret (a-t-il eu un enfant de Vanessa ? a-t-il épousé Stella ?), fasciné par les femmes (mais révulsé par le sexe et leur condition : ses poèmes de la fin), misanthrope avoué, mais fier et généreux, défenseur des misérables contre l'injustice et l'oppression (la misère irlandaise lui fait saigner le cœur et écrire, par dérision, des choses atroces), homme aux cent masques, remuant, fébrile, tendu, bon vivant et ténébreux, à l'affût de la sottise et de la méchanceté pour les foudroyer, impitoyable aux hypocrites, le plus lucide des cerveaux, le plus agile des esprits (et pourtant finissant dans l'apathie et la folie), le plus robuste manipulateur d'une prose anglaise limpide et assassine, créateur d'une langue à lui avec ses symboles, ses clés, ses mystères, ses vocables et ses idiomes : tel est Swift, qui excite l'imagination du lecteur, brutalise sa conscience et sollicite son intelligence, mais dont les rigueurs ironiques découragent le portraitiste et remplissent le critique de crainte et d'humilité. Sa vie et son œuvre sont si intimement liées qu'on n'a d'autre recours pour expliciter l'œuvre que de ne point les dissocier.
Enfant perdu, enfant précoce
Swift naquit à Dublin, fils posthume de Jonathan Swift (mort, l'enfant à peine conçu), sous le signe du Scorpion, l'année d'Andromaque et du Paradis perdu. Les frères Swift, Jonathan le géniteur et l'oncle Godwin (le bienfaiteur à venir) s'étaient installés en Irlande depuis peu. Jonathan, petit commis aux écritures au palais de justice avait épousé Abigail Erick, laquelle, dès ses relevailles, veuve de peu de ressources, confia le bébé à une nourrice pour revenir à son Leicestershire natal. Un mystère plane sur cette naissance et sur cet abandon. De surcroît, la nourrice emmena bientôt le bébé à Whitehaven (Angleterre), où elle le gardera trois ans durant à l'insu de sa mère, non sans lui apprendre à lire la Bible.
Mais l'enfant kidnappé se révéla enfant précoce. Il fut rendu à sa mère (il perdit donc sa nourrice) qui le confia très vite, semble-t-il, à l'oncle Godwin (il perdit donc sa mère une seconde fois), lequel le mit à l'école de Kilkenny. C'était la meilleure école du pays (pour les enfants de hauts fonctionnaires), de stricte discipline anglicane,[...]
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Écrit par
- Henri FLUCHÈRE : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence
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Média
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