SWIFT JONATHAN (1667-1745)
Le pasteur pamphlétaire
Mais l'expérience acquise à Moor Park n'est pas seulement culturelle ou littéraire. Déjà sir William a envoyé Swift en mission auprès du roi, lui a fait des relations auprès des hommes politiques et, bien qu'il n'ait encore rien publié à l'aube du siècle, sa réputation de pamphlétaire est déjà faite lorsque paraît, sous un anonymat transparent, Le Conte du tonneau (1704). L'Angleterre, avec l'avènement de la reine Anne, en 1702, avait décidément tourné le dos au passé. Une incroyable activité politique avait gagné la Cour, nourrissait le Parlement de son agitation et ouvrait la porte à l'ère moderne de la royauté parlementaire.
Les whigs et les tories, avides parvenus d'un système qui semble donner satisfaction au « peuple », s'en donnent à cœur joie pour la possession des richesses et du pouvoir. C'est l'âge d'or des intrigues, de l'imposture, de la rhétorique politique, des pamphlets et des lampoons (pièces satiriques) anonymes (mais les gens informés ne s'y trompent pas), qui détruisent les réputations, font chavirer les gens en place et réjouissent les badauds.
La Bataille des livres (publié en même temps que Le Conte) montrait déjà la vigueur satirique de son auteur. La cause de sir William n'était guère défendable : les épîtres de Phalaris dont il exaltait la simplicité pour démontrer la supériorité des Anciens étaient (l'érudit Bentley, bibliothécaire du roi, n'eut pas de peine à le prouver) apocryphes. Mais Swift partit en guerre contre la sécheresse intellectuelle : l'allégorie de la bataille des folios poussiéreux contre les modernes, adroitement illustrée par les symboles de l'abeille et de l'araignée, était si rondement menée que les rieurs changeaient de camp. L'araignée sécrète sa toile de ses propres entrailles, tandis que l'abeille butine son miel dans la nature. Honte à l'aride et bourrue araignée, gloire à la butineuse abeille. Aristote décoche ses flèches à Bacon et à Descartes. Homère et Virgile transpercent leurs traducteurs. Si l'issue est incertaine, c'est que Swift lui-même n'est pas convaincu.
Par contre, Le Conte du tonneau est une terrible machine de guerre. Quel génie j'avais quand j'écrivis ce livre ! soupirait Swift dans ses vieux jours. C'est vrai. Il n'est pas de satire plus virulente, et quoique topique et limitée dans ses objectifs, plus applicable à la foule des maux qu'engendrent l'ambition, l'hypocrisie, l'imposture, le pédantisme, la vanité, le fanatisme, et, quand tout est dit, l'absurdité même de la condition humaine. C'est une rage de destruction conduite avec l'ampleur du style cicéronien, égaré dans les méandres de Montaigne, et la rigueur syllogistique de l'objectivité la plus réaliste. Un triomphe du baroque en quelque sorte, qui se rue à l'assaut de cibles multiples à coups d'allégories, de symboles, de digressions, avec, chez le locuteur-narrateur-critique, l'étalage d'une fausse naïveté, d'une fausse indignation dissimulant mal les frémissements de la vraie, et, tout au fond, la vaine nostalgie d'un âge d'or de l'intelligence et de la pureté. Le père a légué à ses trois fils, Pierre, Martin et Jack, un costume inusable (la Bible) que les frères indignes, dans leur zèle pieux, surchargeront de colifichets (Pierre, l'Église catholique) ou lacéreront jusqu'à la démence (Jack, le non-conformiste). Seul Martin (l'anglican) réussit à garder le juste milieu. Mais les sarcasmes ne lui sont pas épargnés. L'humour véhément de Swift ne lui fut jamais pardonné par les hommes d'Église (il ne put jamais obtenir un évêché) ni par les zoïles pédants et imposteurs qu'il avait aussi vigoureusement fustigés dans ses digressions. Sa digression sur la folie, section centrale, est véritablement terrifiante. L'humour est colossal, si l'on peut dire,[...]
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Écrit par
- Henri FLUCHÈRE : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence
Classification
Média
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