SWIFT JONATHAN (1667-1745)
La politique
Cette ère d'Auguste (the Augustan Era, comme les Anglais appellent le règne de la reine Anne) est vraiment l'époque où un Swift peut donner toute sa mesure. C'est le triomphe (apparent) de la raison classique, c'est aussi le temps des luttes politiques par la cabale et par l'écrit, tandis que se poursuit une guerre absurde contre la France, pour savoir qui vendra du drap à l'Espagne, dont Louis XIV (Lewis le Babouin) convoite le trône. Mais il y a sans doute plus d'un motif intéressé pour que les whigs se refusent à voir triompher Louis XIV – ne craignent-ils pas que s'écroule la dette publique en cas d'échec ? – et que les tories préfèrent la paix, car les squires, propriétaires terriens, détestent les spéculateurs. C'est entre ces deux partis que se joue l'avenir.
Swift se rallie d'abord aux whigs ; c'est un esprit libéral, ouvert aux innovations. Il prendra une part très active à la guerre des pamphlets. Dans Le Discours sur les dissensions à Athènes et à Rome (Discourse on the Dissensions in Athens and Rome, 1701), il expose le point de vue whig. Mais aussi il veut justifier sa sincérité anglicane, et voici Les Sentiments d'un anglican (The Sentiments of a Church of England Man, 1708), Argument contre l'abolition du christianisme (Argument against Abolishing Christianity, 1709) et Projet pour l'avancement de la religion (A Project for the Advancement of Religion and the Reformation of Manners, 1709). Il ne fallait pas que l'on doutât de ses sentiments chrétiens : ces pamphlets, adroits et vigoureux, ne lui valurent, hélas, pas d'avancement. Les whigs, qu'il sert si bien, le récompensent mal. Il mord son frein, et, pour faire diversion, s'amuse avec rage à taquiner méchamment un astrologue à la mode, Partridge, qui publiait chaque année un almanach avec ses prédictions. Swift s'érige en astrologue sous le nom (inventé) de Bickerstaff, qui prédit la mort de Partridge pour l'année 1708, et se régale à confondre ses prédictions et ses réfutations.
Mais il y a plus sérieux. Voici que la reine se lasse de la guerre et des whigs. Le 22 août 1710 éclate la bombe de la démission de Godolphin (whig) remplacé par Harley (tory), plus tard comte d'Oxford, promu lord trésorier. Swift arrive à Londres au bon moment (le 7 septembre). Il va voir Godolphin qui le reçoit froidement, tandis que Harley le comble (en octobre) de gentillesses. C'est pour Swift un moment dramatique. Va-t-il céder à la tentation ? Harley lui promet son appui pour résoudre une affaire ecclésiastique touchant des remises de taxes à l'Église d'Irlande que les whigs n'avaient pas su faire aboutir. Il se présente à Henry St. John (plus tard vicomte Bolingbroke), autre ministre tory influent. Le charme et le dépit opèrent. En quelques clins d'œil, Swift passe aux tories. Il prend la direction de l'Examiner, hebdomadaire tory, et lance son virulent pamphlet : La Conduite des Alliés (The Conduct of the Allies, nov. 1711) qui tire à onze mille exemplaires. La nation était lasse de la guerre. Malgré ses victoires, Marlborough était suspect de concussion et de prévarication. La reine le destitue le 31 décembre 1711. La cause de la paix est gagnée, mais pas celle de Swift : les tories ne le récompensèrent guère mieux que les whigs ; il obtint un doyenné : celui de St. Patrick, mais c'était en Irlande, alors que son rêve eût été une charge en Angleterre.
Mais la chance tourna. La reine Anne morte (1er août 1714), les tories, trop ouvertement jacobites (pour le retour du prétendant Stuart), doivent céder la place aux whigs ; Oxford est emprisonné à la Tour, Bolingbroke s'enfuit en France. Fidèle à ses amis tory, Swift écrit à Oxford, mais dit adieu à la politique. Il a assez à faire, à près de cinquante ans, avec les devoirs de[...]
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Écrit par
- Henri FLUCHÈRE : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence
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Média
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