SWIFT JONATHAN (1667-1745)
Du réel à l'imaginaire : les « Voyages »
C'est en 1721 que Swift mentionne dans une lettre à Charles Ford qu'il est occupé à écrire l'histoire de ses voyages. Toute sa vie, le pamphlétaire, et on peut dire le poète, s'était battu contre une armée de désagréments et de maux réels, qui l'assaillaient de toutes parts, partout où il se trouvait. Une lucidité terrifiante pénétrait tous les coins d'ombre, scrutait les cœurs et les cerveaux. Partout le mensonge, la cupidité, des pièges tendus, les intrigues, les déceptions, les maladies, dont il était vraiment la victime, et qui menaçaient de le terrasser, les femmes, dont les assiduités importunes, avec le cortège hideux des obsessions répugnantes qu'elles traînaient après elles sans le vouloir. L'homme d'Église se cabre devant la sottise des fanatismes, le penseur ricane devant l'orgueil et les impostures dont la science ne peut se libérer pour progresser, le politique trempe dans le scandale des désaveux et des compromissions – le monde réel n'offre que l'image du mal sous mille formes, une caricature des intentions du plasmateur, une incitation à la révolte et à la débauche de la pensée. Aliéné dans ce monde, frustré dans ses ambitions, sa foi, ses espoirs, Swift va décidément s'exiler dans son monde imaginaire pour s'adonner librement à son vice essentiel qui serait paradoxalement de promouvoir et de propager la vertu. Ce misanthrope forcené espère encore que les hommes comprendront.
Oui, les Voyages de Gulliver (Gulliver's Travels), au même titre que les pamphlets circonstanciels, sont une machine de guerre. Mais ici l'évasion est définitive, la libération totale. Suprême tentative d'attenter au mal public, de prendre la vie dans son ensemble, l'homme dans sa totalité, de le regarder au microscope ou au télescope, de lui fouiller les entrailles, d'examiner les loupes, les ulcères, de renifler les excréments, de lui tendre le miroir de la vérité, celui qui déforme les traits, le fait grimacer dans les halos de ses reflets, de plonger la sonde par-delà même la chair, pour lui dire enfin : regarde-toi, créature, et dis-moi donc si le yahoo que j'ai rencontré au pays des Houyhnhnms est une caricature de ta personne, ou un véritable portrait ! La charité chrétienne est ainsi poussée à son paroxysme, comme après les grands meurtres où le bourreau s'attendrit.
Mais il faut à tout donner couleur de réel. Il faut que le voyageur soit sans prétentions, simple, l'homme de la rue un peu curieux, même téméraire, le bon sens en marche, l'aventurier qui rêve de tourisme profitable prend la mappemonde pour son champ d'expérience et découvre par hasard des terres inconnues. C'est si bien fait – magie discrète du style – qu'on s'y laisse prendre. On cherche sur la carte les coordonnées de ces pays fantastiques, on lit d'abord comme lisent les enfants et on voit le spectacle comme le voyait Granville.
Des nains et des géants, d'étranges créatures qui vivent sur une île volante, d'où les castes privilégiées bombardent les terres inférieures et exfolient les champs pour s'assurer la domination par la famine, des chevaux superbes qui parlent et ont réduit à l'esclavage l'infâme troupeau des yahoos chevelus et puants. Des sociétés aux constitutions extravagantes, parodie de ce qui se fait chez nous, où ne règne pas l'arbitraire, où l'orgueil ne sublime pas l'injustice. On y fait des guerres meurtrières et injustes, et plus on est petit, plus on est méchant. Reconnaissez dans Lilliput et Blefuscu des caricatures de la France et de l'Angleterre, qui s'épuisent pour des motifs futiles et des dominations illusoires. L'allégorie est limpide, et les bonshommes si reconnaissables. Et puis, ailleurs, ces géants, qu'on dirait venus de Sirius comme Micromégas, et qu'on croirait cruels,[...]
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Écrit par
- Henri FLUCHÈRE : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence
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Média
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