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GUILLÉN JORGE (1893-1984)

De « Cántico » à « Clamor » : un itinéraire ontologique

La cohérence de Cántico ne saurait dissimuler le caractère naturellement dynamique et progressif d'une œuvre dont l'élaboration s'étage sur trente et un ans. Il importe donc de s'attacher aux différents moments de ce livre qui s'est enrichi et singulièrement diversifié si on le compare au recueil de 1928. Celui-ci, à bien des égards, se présente comme une tentative d'appréhension volontairement intellectuelle du monde, à la manière de Valéry. Ce qui, chez ce dernier, demeure un jeu subtil de l'entendement, devient pour Guillén l'objet d'une quête aussi passionnée que méthodique. Par-delà la « cité accidentelle », le poète cherche à atteindre l'Être dans son « essence plénière universelle ». Sous son regard, et par le truchement d'une parole qui renonce aux diaprures du discours symboliste, les paysages, les objets, les êtres humains se dépouillent de leur apparence transitoire. Blancheur et froideur rendent le monde simple, le réduisent à un schéma essentiel. Le poème de Guillén accède ainsi à un ordre abstrait où l'on a pu reconnaître, non sans raison, une manière d'équivalent verbal de l'entreprise cubiste.

Mais l'homme, absent des premiers poèmes, sinon par le vouloir mental, vient arracher à l'absence cette « mécanique céleste » régie par les lois infrangibles d'une géométrie sidérale. À partir de 1936, la poésie de Guillén cherche avant tout à approfondir l'accord entre l'être humain et le monde qui l'environne. L'important poème « Mas allá » (« Au-delà »), qui désormais ouvre le livre, peut être considéré comme le véritable postulat de l'ontologie guillénienne. L'homme n'existe que par sa relation avec l'« au-delà », c'est-à-dire, toute référence transcendantale écartée, avec l'au-delà de soi, le monde extérieur. L'homme s'affirme en affirmant la création. Entre la créature qui s'enracine dans l'être et le monde qui s'accorde à elle s'établit l'« échange prodigieux » dans le présent permanent du vrai lieu paradisiaque, la terre. L'homme enfin parachève le monde en le nommant et s'unit charnellement à lui par l'amour de la femme, incarnation suprême de la réalité. Ainsi l'Être trouve-t-il son accomplissement dans les « heures situées » de l'homme ; et le poète, à son tour, comme Guillén l'exalte dans la dédicace finale de Cántico, peut « consumer la plénitude de l'être dans la fidèle plénitude des mots ».

Les poèmes que Guillén écrit en 1936 et 1950, et plus encore ceux qui forment Clamor, vont remettre en question cette harmonie ontologique. Des forces obscures apparaissent qui tentent de rompre la relation « fabuleuse » que l'homme entretient avec l'univers : la douleur, la mort, l'histoire surtout dans sa violence et son absurdité. Guillén, comme à son corps défendant, prend conscience que le non-être s'est glissé dans l'être ; mais le scandale, pour ce parménidien farouche, serait de s'y résigner. « Cara a cara » (« Face à face »), le long poème qui vient clore le Cántico définitif, se propose – difficilement – de rétablir l'ordre originel du cosmos : « Nier la négation. Vaincre sa troupe. » Il ne s'agit pas pour Guillén d'un simple refus verbal. Ce « Temps d'histoire » – tel est le sous-titre de Clamor – exige de chacun un engagement dans les actes. L'accent qui auparavant portait sur le monde extérieur se reporte à présent sur l'homme et le rôle « héroïque » qui lui est imparti. À l'instar de don Quichotte, l'homme doit faire œuvre de « chevalier » contre les forces de la nuit en instaurant et en défendant un ordre dans un monde[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, maître assistant à l'université de Paris-IV, écrivain

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