BORGES JORGE LUIS (1899-1986)
Jorge Luis Borges est, par propension et par invétéré dessein, un homme de lettres. Cette condition constitue l'axe de sa biographie, elle la résume. De ce fait, il identifie son destin au littéraire et se figure le paradis comme une bibliothèque où les textes les plus hétérogènes circulent : Dante, la mystique arabe et Les Mille et Une Nuits, mais aussi Berkeley, Coleridge, De Quincey, Chesterton, Stevenson, Cervantès et Quevedo. Sans oublier Homère, le roman policier, les kenningan, les bestiaires du Moyen Âge, la Bible et la kabbale – et l'Encyclopædia Britannica. À part ce jeu spéculaire de la lecture et de l'écriture, peu de choses, selon Borges, lui sont arrivées qui soient dignes d'être remémorées. Nonobstant, certains événements de sa vie le conditionnèrent de façon décisive : sa naissance à Buenos Aires, nouvelle cosmopole, à l'orée du xxe siècle ; son origine à la fois patricienne et saxonne ; l'acquisition de l'anglais comme langue maternelle ; le penchant littéraire de Jorge Guillermo Borges, son père ; son enfance dans la quartier de Palermo ; son séjour en Europe de 1915 à 1921 ; son baccalauréat à Genève, ville qui lui révèle sa vocation d'écrivain et où il s'en va mourir, en conclusion voulue d'une vie et d'une œuvre circulaires ; son militantisme d'avant-garde en tant que fondateur des mouvements Ultra et Martin Fierro ; sa collaboration à la revue Sur, fondée par Victoria Ocampo, et son amitié pour Adolfo Bioy Casares, qui donnera lieu à une fructueuse collaboration ; son accident de 1938, une chute qui occasionna une progressive cécité, et dont il évoque le souvenir dans la nouvelle essentielle qu'est « Le Sud » ; son opposition au péronisme, qui le convertira en conférencier puis, une fois le régime démis, en directeur de la Bibliothèque nationale et en professeur de littérature anglaise ; enfin, l'évidence de son extraordinaire renommée internationale.
Poésie et mémoire
À l'origine et au terme de l'œuvre de Borges prime le poème. Dans cette musique verbale, dans cette forme du temps, qui figure les mystères de la mémoire et les agonies du désir, dans cette émotive fabrique, qui est une des configurations du rêve, réside peut-être l'intime continuité qui cimente l'œuvre de Borges, et qui est la clé de sa circonvolution. De même que toute littérature commence par le vers, Borges débute par la poésie, pour s'approcher graduellement de la narration au moyen de ces singulières mixtures que constituent ses essais nouvellistes (« La Muraille et les livres », « Formes d'une légende », « Nouvelle Réfutation du temps ») ou de ses nouvelles essayistes (« Histoire du guerrier et de la captive », « Examen de l'œuvre d'Herbert Quain »), de ses comptes rendus narrativisés (« L'Approche d'Almotasium »), de ses fictions bibliographiques ou apologétiques (« Tlön Uqbar Orbis Tertius »). Autant sur le plan narratif Borges se singularise par le caractère latéral ou limitrophe de ses inventions, par la transgression ou l'hybridation des genres, par l'excentricité revendiquée au regard des pôles littéraires traditionnels, autant sa poésie, après une phase où ultraïsme et couleur locale faisaient bon ménage, observe de plus en plus étroitement la prosodie classique. Elle s'en remet à un jeu simplifié, à la sûreté de l'ancien, pour forger des vers adamantins qui résistent à l'usure du temps et qui, devenus un jour de provenance inconnue, pourront retourner à leur source : la mémoire impersonnelle de la langue que la poésie perpétue. Ou peut-être Borges choisit-il la simplicité rhétorique pour indiquer qu'elle seule peut conduire à la grandeur intrinsèque. Selon lui, la maximale valeur littéraire consiste à « représenter avec pureté un type générique ».[...]
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Écrit par
- Saul YURKIEVICH : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-VIII, écrivain, critique littéraire
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