BORGES JORGE LUIS (1899-1986)
Une esthétique de l'apocryphe
Vagabond lettré, Borges se veut le flâneur qui s'adonne aux plus vastes déambulations livresques, dont « La Bibliothèque de Babel » est comme l'allégorie. Son œuvre suppose un prolifique mais jamais profus « théâtre de variétés » où le vernaculaire côtoie l'exotique, où les espions s'allient aux sinologues (« Le Jardin aux sentiers qui bifurquent ») et où les gangsters ourdissent des pièges cabalistiques (« La Mort et la boussole »). Parce qu'il suppose les plus étranges ententes, le monde borgésien est fatalement basé sur le mélange. Dans cet érudit bric-à-brac, le va-et-vient entre culte du « gaucho », théologie et orientalisme est de règle. L'œuvre de Borges est, comme toute facture littéraire, tractation et transmutation : une transaction géniale entre des textes disparates. Compromis basé sur l'hybridation, elle fait montre d'une exceptionnelle capacité additive. Alexandrine, elle présuppose la bibliothèque totale. Elle pâtit et elle profite d'une universalité périphérique, celle de l'« autre rivage » occidental constitué par Buenos Aires. Correspondant à une culture multicentrique, elle pratique le syncrétisme des sources hétéroclites et sous-entend la transculture babélique, faite de promiscuité migrante et polyglotte. Borges invente ainsi une appropriation unique de cette vaste et distincte matière transculturelle, un amalgame particulier de diverses sources, rehaussé par une composition si équilibrée et rigoureuse que tous les composants deviennent nécessaires, inéluctables.
Très tôt, Borges définit ces penchants, son modus operandi, qu'il précise dès le début dans ses écrits réflexifs et programmatiques. On trouve une déclaration prémonitoire, applicable à toute son œuvre, dans un essai de 1921 intitulé « Apuntaciones criticas : la metáfora » (« Notes critiques : la métaphore ») où il affirme l'origine métaphorique – autrement dit, mythologique – de toute connaissance. Celle-ci devient métaphorique parce que tout système symbolique provient de la métaphore et peut donc s'imputer à la sphère mythique. Considérant l'intellection comme aussi fictive que l'imagination, Borges opte pour un traitement obstinément esthétique de tout savoir et fait de la théologie une branche de la littérature fantastique. Il dévie toute connaissance vers le littéraire, manipule librement les gnoses en les incorporant dans le récit, pour concevoir ses fictions déconcertantes.
Autre trait distinctif, le scepticisme qu'il affiche dès 1926 dans El Tamaño de mi esperanza (Taille de mon espoir), où il revendique une incrédulité égale à celles de Swift, Sterne et Shaw : parce qu'elle est une sorte de foi retournée, elle devient, par son intensité, source d'œuvre. De ce scepticisme empreint d'une certaine impersonnalité, il découle une distance ironique, un détachement qui sépare l'énonciateur de ses énoncés. Cette posture sceptique est de nouveau soulignée dans l'épilogue d'Otras inquisiciones, 1952 (Autres Inquisitions), où l'auteur témoigne de sa tendance « à estimer les idées religieuses ou philosophiques par leurs valeurs esthétiques, pour ce qu'elles contiennent de singulier ou de merveilleux ». Et de conclure : « C'est là, sans doute, l'indice d'un scepticisme essentiel. » Le troisième trait décisif se définit lui aussi prématurément : son antipsychologisme, son rejet de l'opiniâtreté subjective, de l'anecdotique sentimental, de la révélation intime. Sa réprobation de tout registre excessivement personnel apparaît avec insistance dans les manifestes de la période avant-gardiste. Dans le roman, Borges dédaigne le réalisme psychologique, et dans la poésie le « psychologisme confessionnel ». Il considère dès le départ que le [...]
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Écrit par
- Saul YURKIEVICH : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-VIII, écrivain, critique littéraire
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