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IVENS JORIS (1898-1989)

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Joris Ivens fut, avec Jean Painlevé, le documentariste le plus fécond issu du mouvement avant-gardiste de la fin du « muet ». Né à Nimègue (Pays-Bas) à la fin du xixe siècle, Ivens avait la passion du cinéma chevillée au corps, comme l'atteste un premier film tourné à l'âge de... treize ans : Flèche ardente, une parodie de western interprétée par lui-même et les membres de sa famille (ce sera son unique incursion dans le domaine de la fiction, si l'on excepte la supervision du film de Gérard Philipe Les Aventures de Till l'Espiègle, qui se solda d'ailleurs par un échec).

Plus sérieusement, il se lance à partir de 1927 dans le court-métrage expérimental, sur les traces des pionniers français (Jean Grémillon, Henri Chomette) et soviétique (Dziga Vertov). Dans ces « études de mouvements », ces images de charpentes, de treuils, de pilotis, de canaux, de gouttes d'eau, de soleil passent déjà quelques-unes des constantes de sa recherche ultérieure : la trace de l'homme derrière l'objet, la relation de l'individu avec son environnement, naturel et social. Dépassant l'esthétisme, Ivens débusque le projet humain au travers de ses plus humbles manifestations et recompose, pièce à pièce, une structure idéale à l'aide du matériau le plus pauvre, le plus hétéroclite.

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De ces années d'apprentissage, on retiendra surtout De Brug (Le Pont, 1928), Regen (Pluie, 1929), le cycle Wij Bouwen (Nous construisons 1929-1930), une commande du syndicat hollandais des travailleurs du bâtiment, Borinage (1933, avec Henri Storck), sur une grève dans un bassin minier de Belgique, et surtout Zuyderzee (1930), un reportage sur les travaux d'assèchement de l'ancien golfe des Pays-Bas, qu'il complétera un peu plus tard, dans une optique nettement plus engagée, sous le titre Nouvelle Terre (1934). Joris Ivens y fait le procès de la spéculation à l'heure de la grande crise économique. Bertolt Brecht composa pour ce pamphlet la Ballade des gens qui jettent les sacs à la mer.

Commence alors une période d'errance, qui va voir Ivens se transformer en infatigable globe-trotter, pourchassant aux quatre coins du monde la misère, l'oppression, l'injustice. Caméra au poing, il sillonne la planète, enquête, interroge, contemple, dénonce, avec pour premier souci la relation honnête des faits. On le trouve en Espagne, aux États-Unis, en Australie, en Pologne, en U.R.S.S., en Allemagne, en Chine, en Italie, à Cuba, au Mali, au Chili, au Vietnam, au Laos, partout où les choses bougent, où – comme il dit – une urgence le réclame. Et c'est chaque fois la même ardente sympathie, pour les victimes, les vaincus, les rebelles.

Sans doute l'objectivité de ses premiers essais cède-t-elle ici le pas à une volonté militante qui l'égare parfois. Lorsqu'il s'agit d'embrasser la cause des républicains espagnols en lutte contre Franco (Terre d'Espagne, 1937), ou de collaborer avec les Américains pour la série Pourquoi nous combattons, sans d'ailleurs être crédité (Our Russian Front, 1941), on aurait mauvaise grâce à le chicaner sur ses options. Il est moins bien inspiré quand il se fait le chantre ébloui de la propagande stalinienne (La Course à la paix, 1952) ou de la révolution castriste (Pueblos en armas, 1961). Mais la générosité du regard le sauve. Il l'admet volontiers (dans un entretien donné à L'Avant-scène cinéma en 1981) : la conscience de la dimension historique des événements n'est pas son fort.

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« Quand ça brûle quelque part, j'y vais et je témoigne. » Plusieurs des films qu'il tourne pendant ces années de voyage portent des noms qui chantent : L'amitié vaincra (1951-1952), Le Chant des fleuves (1954), Le Train de la victoire (1964). Leur réalisme est toujours irrigué par un puissant lyrisme. On dirait qu'Ivens cherche à tisser une tapisserie fabuleuse d'un continent à l'autre, à rassembler en un immense chœur tous les cris d'enthousiasme et de révolte. Qu'importent quelques fausses notes ! Ce n'est pas le « dépolitiser » que de suggérer – avec le recul du temps – que la « flèche ardente » qui le guide dans ses pérégrinations est celle du philosophe Zénon, dont le cinéaste retrouve spontanément les vertus de curiosité, de rigueur intellectuelle et de fraîcheur d'âme. On pourrait dire aussi qu'il rejoint, à sa manière, l'esprit de Walt Whitman, le poète du Chant de la terre qui roule et du Salut au monde. Comme lui, Ivens distribue des « feuilles d'herbe » (en forme d'images mouvantes) « à l'Est et à l'Ouest, avec la ferme volonté de dépeindre chacun aussi bien que lui-même », et dans le but de « fonder une superbe amitié, exaltée, jusqu'ici inconnue », dont il pressent obscurément « qu'elle attend, qu'elle a toujours attendu, cachée au fond de tous les hommes » (Calamus). Cette dimension poétique, axée sur un profond idéalisme, apparaît clairement dans le film qui clôt cette deuxième période, et qui marque le retour au pays natal du « Hollandais volant », le fascinant Europort (Rotterdam, 1966), où un marin venu du fond des âges voit se construire sous ses yeux la ville de l'avenir.

En 1968, Ivens rencontre celle qui allait devenir sa compagne et fidèle collaboratrice jusqu'à la fin : la Française Marceline Loridan. Elle est à ses côtés pour Le 17e Parallèle (1967), Rencontre avec le président Hô Chi Minh (1970) et surtout le monumental Comment Yukong déplaça les montagnes (1976), une vaste fresque en douze tableaux décrivant « à chaud » les conséquences de la révolution culturelle chinoise. Ainsi que l'observe le critique britannique Nigel Andrews, « il ne s'agit pas là d'une adroite propagande pour ou contre, ni d'un tour de Chine passant par des décors spectaculaires, mais du témoignage de gens réels, dans leur situation réelle, exprimant une réelle confiance dans le chemin qu'a emprunté leur nouvelle société » (The Financial Times, 3 déc. 1976) : les employés d'une pharmacie, les enfants d'une école, des ouvriers d'usine, des pêcheurs, des soldats, des artisans, un professeur victime des gardes rouges, des acteurs de l'opéra de Pékin... L'enquêteur dévoile ici, en pleine lumière, le riche fond d'utopie qui n'a cessé de guider sa démarche.

Parvenu au terme de son parcours, Joris Ivens – qui s'est mis à ressembler, physiquement, à un vieux sage taoïste – va se consacrer à la réalisation d'un dernier film, à mi-chemin du rêve et de la réalité, que l'on peut tenir pour son chef-d'œuvre : Une histoire de vent (1988), également tourné en Chine. Il a quatre-vingt-dix ans. Seul en haut des dunes du désert de Takla-Makan, nous le voyons brandir comme un étendard la longue tige où est fixé le micro de la production, et enregistrer avec un superbe détachement, teinté d'ironie, la merveilleuse cacophonie des vents, qui lui répercute toutes les voix de la terre. Il fait chanter, comme il l'a toujours fait, la musique du monde, dont il connaît à présent mieux que quiconque les cadences et les frémissements. Il sait que, « derrière l'horizon, il y a un autre horizon, et encore un autre plus loin... » La boucle se ferme, comme il le reconnaît lui-même en disant : « Me voici à nouveau dans l'avant-garde, comme quand j'étais jeune et que je filmais la pluie. » Il réconcilie enfin Lumière et Méliès dans un grandiose poème tellurique. Orson Welles définissait le cinématographe comme un ruban de rêves. Joris Ivens aurait pu dire : un mémorial de vérités.

— Claude BEYLIE

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Écrit par

  • : docteur ès lettres, professeur émérite à l'université de Paris-I, historien du cinéma

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